TEMOIGNAGES

Texte de l'allocution de Françoise Gaillard lors des obsèques d'Annie Prassoloff
le samedi 10 avril 1999 à Héricy, près de Fontainebleau

Annie, c'était à Londres, je m'en souviens, nous visitions la Tate Gallery, et nous étions restés, Pierre, toi et moi, en arrêt devant un tableau préraphaélite au titre énigmatique : Too late... La sérénité qui se dégageait du paysage, et de la jeune femme assise, contemplant le couchant, ne cadrait pas avec les mots cruels et douloureux.
Avec la perspicacité et l'humour qui étaient tiens, tu nous avais proposé une explication . Too late... Trop tard... Je ne veux pas croire, Annie, qu'il soit trop tard pour te dire combien nous t'aimions, combien je t'aimais.

De nous tous tu étais celle qui avait le plus de rigueur, et dans nos assemblées agitées, c'était toi qui nous rappelait au pacte fondateur et à nos engagements. Dans le vif des débats, certains pouvaient parfois s'en agacer, mais la porte franchie, il ne restait chez eux, comme chez tous, que l'estime pour la rectitude de tes positions, et l'affection pour ta personne, si attachante, si vibrante, si fragile au fond.

C'est vrai, Annie, que tu ne laissais rien passer. Et tu avais raison. Tu savais qu'il ne faut jamais céder sur les principes. Tu savais quel grand écart, futur, entraîne le moindre petit pas de côté. Tu savais quelle mauvaise foi se cache, sous l'invocation des contraintes de la réalité. Tu savais quelle stratégie, intéressée, se dissimule sous la reddition à l'argument du réalisme gestionnaire.

Ne jamais céder sur les principes ! Cette éthique, dont tu te faisais pour nous la gardienne, tu te l'appliquais à toi-même. Et c'était loin d'être facile ! Ca t'isolait souvent. Te souviens-tu, Annie, de ce jour de défaite que notre syndicat voulait camoufler en jour de gloire, n'était-il pas vrai que ne rien donner au capitalisme était à l'époque une victoire ?

Chaque enseignant avait, par la voie hiérarchique, fait parvenir au Président de Paris 7, une lettre stipulant qu'il n'avait jamais fait grève. Cette déclaration en suivait une autre, que nous avions fait paraître, à grand frais, dans le journal Le Monde. Cette dernière affirmait notre détermination de grévistes jusqu'au boutistes.
Entre temps, le rectorat avait fait planer la menace d'une rétention de salaire. Cette capitulation honteuse, à laquelle tu t'étais refusée, te faisait ricaner, mais au fond de toi elle te rendait terriblement malheureuse. Oh, pas pour le fait en lui-même, mais pour ce qu'il disait du monde. Tout ce qui confortait ton scepticisme avivait ta douleur.

Te souviens-tu de ce jour encore plus lointain, où, oublieux de toutes nos disputes sur des virgules idéologiques, nous nous rassemblions dans nos locaux de Censier, avant de nous agréger au cortège qui devait suivre la dépouille de Pierre Overney, un militant tué par un sacaire du capital, comme nous disions alors. Une certaine excitation régnait dans ce hall aujourd'hui sans âme. Tu te tenais à l'écart, ostensiblement absorbée dans la lecture d'un programme des films de la semaine. Tu étais calme, trop calme. A Pierre (Chartier) et à moi-même, qui t'interrogions, tu as répondu que tu cherchais tout simplement l'horaire de la séance de cinéma à laquelle tu avais l'intention d'aller. Avant que nous n'ayons pu mettre des mots sur notre stupeur, tu nous as dit que cette manifestation n'était que celle de la sensibilité petite bourgeoise.
J'entends encore ces mots. Ils ont pris tant de sens depuis... Encore une fois tu avais raison. Les causes consensuelles sont aussi celles dont les motifs d'adhésion se dérobent le mieux à ceux qui les embrassent. Cela ne t'échappait pas.

La décennie qui a suivi à consacré le triomphe de cette même sensibilité, sous des noms divers : moralisme, humanitarisme... Nous ne le pressentions pas alors. Le tournant était difficile pour toi qui n'aimais que les lignes droites. Too late... Trop tard pour prendre le pli du consensus. Too late pour une femme jeune, regardant le couchant des utopies.

Annie, tu n'étais pas de ceux qui s'arrangent avec les choses, qui s'accomodent de ce qui est, qui négocient avec l'existence. Tu ne connaissais pas le compromis. Je n'ignorais pas de quelles souffrances se payait, se nourrissait aussi, une telle intansigeance, mais tu ne voulais rien en laisser voir.
C'est contre tout ce qui te blessait au plus profond que tu décochais tes sarcasmes et tes traits les plus brillants, les plus drôles, les plus tendres aussi... Ta causticité piquait, et piquait juste ; elle ne mordait jamais. Aussi n'était-elle pas destinée à faire mal, si ce n'est à toi, mais à démystifier la rhétorique des jeux de pouvoir, à révéler l'injuste sous les faux semblants démagogiques, à débusquer l'intérêt bien compris dans une noble posture.

Tu détestais les complaisants et les Ponce Pilate, mais en tant que catégorie générale. Les individus, eux, avaient droit à ton intelligente bonté. Elle rayonnait dans ton sourire où l'ironie et la grâce se mêlaient. Car ta passion du juste et du vrai allait de pair, chez toi, avec une véritable générosité. D'ailleurs c'était la vie qui t'agressait en permanence par les accommodements auxquels elle oblige ; ce n'était pas les autres.

Annie, nous avons tous de toi nos propres souvenirs, et s'ils sont anecdotiquement différents, nous savons que tu te trouves entièrement dans chacun. Et de tous nous pourrions également dire : comme c'est elle !

Nous t'aimons d'avoir, en toute chose, été tellement toi-même.

La salle, pompeusement dite des enseignants, sera bien vide le mercredi... Mais dans nos réunions,
" Notre Annie " sera toujours là.

Françoise Gaillard