TEMOIGNAGES

Texte de l'allocution de José-Luiz Diaz lors des obsèques d'Annie Prassoloff
le samedi 10 avril 1999 à Héricy, près de Fontainebleau

Ce n'est pas en tant que directeur de l'UFR de Lettres où Annie enseignait jusqu'à la semaine dernière, et où elle avait une part irremplaçable, c'est surtout en tant qu'ami et en tant que complice que je souhaiterais dire quelques mots. Comme vous tous ici, ma première réaction a été de refuser, de ne pas croire à cette mort trop brutale, trop injuste. Comment accepter qu'en une seule nuit, après avoir fait normalement ses cours le jour précédent, puis s'être attardée à deviser avec ses collègues dans la salle des professeurs, comme elle le faisait souvent, Annie nous ait quittés ? Pourquoi elle ? Pourquoi si tôt, alors que tout semblait lui sourire, un voyage aux Etats-Unis pour le lendemain, une reconnaissance institutionnelle méritée pour le mois suivant ?

Je n'ai croisé cette semaine que des collègues et des étudiants en état de choc, refusant comme moi cette mort irréelle, ne pouvant pas, ne voulant pas encore la faire cadrer dans leur esprit, préférant se retourner vers les moindres miettes de présence, les moindres signes de connivence laissés par cette amie chère - enjouée, généreuse, élégante - notre collègue de trente année, notre amie de toujours, notre soeur - car, nous aussi, nous sommes une sorte de famille...

C'est à la rentrée universitaire de 1970 que je l'ai rencontrée, au moment de la naissance de notre UFR Sciences des textes et documents, dans l'effervescence des années 68. Dans ces premiers temps, les jeunes assistants novices que nous étions s'étaient formés en bande. Nous étions quatre mousquetaires, Annie, Françoise, Pierre et moi, qui animions ensemble un séminaire fort vivant - où il était difficile de placer son mot.

Annie a été ensuite au sein de notre département une de ces voix qui ont compté, une de ces paroles un peu hantées qui se faisaient entendre. Elle s'exprimait toujours au nom des principes, mais cela avec une vibration, une intensité, un emportement, qui donnait à ce qu'il est convenu d'appeler ses "positions" une énergie hors du commun : il y avait là de sa part force d'âme et élégance d'être. Une vraie Romaine, comme on disait de Mme Roland, mais, avec cela, une élégance et une beauté de grande dame et une fragilité de Madone.

Ce qui la caractérisait parmi tous, c'était ce dévouement sans limite à une cause qui dépassait de loin la simple institution universitaire, et qui, parfois, du fait de cette cause exigente, la jugeait un peu de haut, comme étant l'apanage des nantis. Plus tard, le désenchantement politique général nous a progressivement rendu une autre amie : gardant au coin de l'oeil un rien de suspicion à l'endroit de nos réjouissances d'intellectuels, mais faisant preuve d'une vivacité, d'une intelligence, d'une faculté d'enjouement, d'une capacité d'ironie - soit donc au sens grec, d'une faculté d'interrogation sans égale. C'est dans cet esprit d'ironie mais aussi de sympathie que nous avons fait ensemble "quelques courses sur Sainte-Beuve" (comme aurait dit lui-même ce critique), un petit livre d'extraits et aussi un colloque à Cerisy-la-Salle, qui va paraître bientôt, je l'espère.

La dernière image que je garde d'elle, bien que je l'ai revue souvent depuis dans nos couloirs, c'est celle d'une promeneuse ensoleillée dans la ville de Nîmes, en février dernier, à l'occasion d'un colloque où je l'avais invitée, et où elle m'avait fait la gentillesse de venir : une promeneuse attentive, recueillie, comme réconciliée. Mais je la revois aussi en palimpseste dans le sous-sol du Café Bullier, à l'époque plus ancienne où, sous son impulsion, avec quelques-uns dont beaucoup sont aujourd'hui fidèlement présents, nous avions voulu fonder un "café littéraire" migrateur, les vendredi soir. Autre communauté perdue parmi toutes celles qu'elle a essayées, avec cette générosité inquiète qui la caractérise, parmi toutes celles dont elle reste l'âme.

Tu ne nous a pas quittés, Annie, tu restes auprès de nous pour nous empêcher de nous endormir, nous restons auprès de toi pour t'aider à passer la nuit.

José-Luis Diaz