TEMOIGNAGES

Texte de l'allocution de Régine Dhoquois lors des obsèques d'Annie Prassoloff
le samedi 10 avril 1999 à Héricy, près de Fontainebleau


Annie,

Sur ton dernier message téléphonique il y a une quinzaine de jours, avec ce style si élégant qui te caractérisait, tu m'avais appelée ton ange gardien...pitoyable ange gardien, impuissante à empêcher l'irréparable.

Il y a dix-sept ans nous avions fait connaissance à l'université. Nous poursuivions à un étage de distance, dans nos couloirs sinistres, moi des enseignements de droit, toi des enseignements de littérature. Mais voilà, il se trouve que tu étais passionnée par le droit et moi par la littérature.
Il a fallu que tu insistes sans te lasser pour que nous travaillions ensemble sur un enseignement de droit et littérature dont tu avais inventé totalement l'architecture. Pendant dix-sept ans nous avons défriché ensemble ce terrain qui n'existait pas - et il n'existe toujours pas en France - alors qu'il occupe aux
Etats-Unis une place remarquable, à juste titre.
Ce n'est pas le moindre des paradoxes que tu m'aies fait aimer et découvrir le droit de la propriété littéraire et artistique non enseigné en faculté de droit, l'histoire et l'actualité de la censure, l'environnement social de la création. Notre matière s'enflait d'année en année. Nous étions parties du livre, nous arrivions à Internet.

Un couple ne va jamais sans crises. Nous en avons traversé quelques-unes, dont nous sommes toujours sorties, grâce à ton exquise et profonde attention pour autrui.
Nous étions sans doute parmi les dernières à travailler vraiment ensemble, à mettre en oeuvre cette interdisciplinarité proclamée mais si peu appliquée.
Tu avais remplacé ton engagement bordiguiste par des colères explosives, parfois gênantes dans un monde soi-disant policé, contre les radiateurs froids, les locaux tristes, les chasses d'eau inopportunes ou encore l'hypocrisie ambiante dans toute institution qui ne se respecte pas. Il me semble maintenant que tu nous rappelais que nous possédons cette faculté élémentaire, la colère, qui est le début de la résistance.

Dans ton combat inlassable contre la censure et la lâcheté, il me faut rappeler que c'est toi qui la première à Jussieu as été à l'origine de la première réunion contre la fatwa dirigée depuis février 1989 contre l'écrivain Salman Rushdie. Tu en as convaincu quelques autres mais c'est toi seule qui, avec ta fougue habituelle, as demandé au Conseil Scientifiquede l'université que Rushdie soit fait docteur honoris causa, ce qui aurait constitué un geste symbolique et courageux. Là encore la lâcheté l'a emporté. C'est aussi grâce à toi que le Comité de défense de Rushdie en France s'est créé et développé.

Annie, tu m'as souvent exaspérée. J'ai souvent aussi eu peur pour toi, peur que tes excès de language ne soient pas compris et que tu te fasses mal aimer.
Je garderai de toi l'image d'un Etre humain vrai, chaleureuse, généreuse, fidèle à ses engagements, trop discrète dans tes désespoirs. Je m'en voudrai toujours de ne pas avoir essayé d'être plus proche de toi, mais ton extrême politesse ne supportait pas d'avoit l'impression d'importuner.
J'essaierai de préserver ce que tu avais créé à Paris VII et aussi cette part de colère et de résistance que, dans des styles différents, nous partagions.

Régine Dhoquois