Littérature en Procès.
La Propriété littéraire et artistique sous la Monarchie de Juillet.

Première partie : Le débat théorique et législatif

Chapitre I : L'art et la littérature à la recherche d'un statut économique

Des études comme celles d'Albert George ont attribué à la commercialisation croissante et systématique de la littérature et de l'art depuis la Restauration un rôle déterminant dans la formation du romantisme. Cette commercialisation imposait la question du rapport entre la valeur économique de l'œuvre d'art ou du livre et sa valeur esthétique.

Pratiquement, les nouveaux usages de la " manutention littéraire " enseignaient de force aux auteurs les passages du qualitatif au quantitatif, l'évaluation arithmétique de l'inspiration. Que ces valeurs fussent ou non incommensurables, on voyait chaque jour auner les pages de roman comme le calicot, et peser presque comme la chandelle, la " mentale denrée " exposée pour la vente dans les librairies, " modernes épiceries ou cordonneries du livre ".

La cuisine littéraire et éditoriale de cette période use de procédés voyants. Pour transformer un octavo en plusieurs in-12 (le fameux format des cabinets de lecture), l'ingéniosité commerciale propose les points de suspension, les dialogues haletants à un mot la ligne, les successions de tirets de la " littérature barricole ", la grande ressource des préfaces. " J'espère, écrit Gautier dans sa préface aux Jeunes-France, que celle-ci tiendra la moitié du volume : j'aurais bien voulu qu'elle le remplît tout entier, mais mon éditeur m'a dit qu'on était encore dans l'habitude de mettre quelque chose après pour avoir le prétexte d'une table. C'est une mauvaise habitude, on en reviendra. Qu'est-ce qui empêche de mettre la préface et la table côte à côte sans le remplissage obligé du roman ou du conte ? "

Après 1836, le feuilleton amplifie et généralise ces procédés, oblige à compter en lignes et en colonnes. Jérôme Paturot, le héros du roman satirique de Louis Reybaud, devient feuilletoniste, et, nouveau Midas, change en or tout ce qu'il touche : " J'avais changé de muse : mon oreille était devenue plus sensible au son du métal qu'à l'harmonie du style. Je comptais en écrivant ; mes idées, malgré moi, inclinaient vers l'addition, et la fable la plus attachante me semblait inséparable d'un chiffre rémunératoire […] Dans le travail presque mécanique auquel je m'étais voué, l'essentiel était d'aller vite. ". Proudhon raconte qu'un de ses amis " reprochait un jour à Nodier les longs adverbes qui émaillent sa prose diffuse et lâche ; il répondit qu'un mot de huit syllabes faisait une ligne et qu'une ligne valait un franc. ".

Un personnage de Dumas, Grimaud le taciturne, créé exprès pour les bouts de lignes, périt brusquement quand la caisse du journal décida de ne payer que les lignes complètes.
Quelle que soit la part de mauvaise humeur ou de forfanterie dans ces anecdotes que l'on pourrait multiplier, elles montrent comment s'imposait à l'écrivain, malgré l'ostracisme moral dont le journalisme était frappé, l'idée d'un rapport mesurable, banalisé entre son œuvre et sa rétribution.

Le vocabulaire des chiffreurs venait sous la plume des plus réticents : un article de 1835 intitulé " Simples réflexions sur l'art et les artistes ", fort critique devant les tendances modernes, explique tout de même la baisse de qualité des œuvres d'art par l'exemple de deux manufacturiers dont l'un vendrait deux fois moins cher un drap fabriqué deux fois plus vite. " Raisonnement qui n'a rien de bien artistique ", s'excuse l'auteur : mais les circonstances l'imposent11. Vigny a beau s'irriter de l'étymologie Poètes/Momies, fabricant, producteur, il lui arrive aussi d'employer ces expressions commodes : " Là comme dans l'industrie, écrit-il - en 1856 seulement, mais on trouve les mêmes accents dans sa période saint-simonienne -, se retrouve la question de la production et de la consommation. Le public consomme peu de phrases, on en produit trop. "

Les conséquences morales et esthétiques de cette transformation plus visible de la pensée en marchandise, le processus d'adaptation de l'inspiration individuelle au fonctionnement du marché, tout cela se réfracte dans les textes consacrés à ce que la Restauration appelle d'abord la " littérature financière ", ou les " voies industrielles de la littérature, puis la " littérature industrielle " ou " l'industrialisme en littérature ", bien avant le fameux article de Sainte-Beuve, qui paraît dans la Revue des Deux Mondes du 1er septembre 1839.

En 1825 déjà, Philarète Chasles distinguait la " littérature supérieure ", la " littérature morte " et la " littérature industrielle ". " Un bon littérateur industriel ne doit rien dédaigner : tout ce qui doit être imprimé est de son ressort ; il n'a pas de genre, ou plutôt il les a tous. Il travaillera le Manuel du Maçon avec le même zèle et le même enthousiasme que le Dithyrambe sur les Grecs […] Mais c'est surtout du résumé qu'il doit s'occuper : il n'en saurait trop faire… "

C'est un procès capital, mais de contenu et de portée très divers, puisque Sainte-Beuve vise surtout la manque de dignité, l'immoralisme littéraire qu'il définit en des termes déjà conservateurs, et bien vagues : " Bien ", " Mal ". Tandis que d'autres textes, comme l'article de la Revue de Paris sur les Industries Pittoresques de janvier 1835 attaquent en fait sous le nom d'" industrie littéraire " non pas la commercialisation en général, mais la diffusion large d'œuvres à bon marché, la " littérature soi-disant populaire parce qu'elle s'estime et se débite au prix courant des petits pâtés ". Sous ce titre, on trouve aussi beaucoup d'amplifications scolaires, empreintes d'un spiritualisme sincère, mais conventionnel comme le texte sur " Les Arts et le Commerce " composé par le jeune Flaubert en janvier 1839.

Beaucoup de ceux qui protestent ainsi contre la simonie artistique, quelle que soit leur appartenance politique, se refusent d'emblée à envisager l'insertion des produits de l'art dans le système de l'économie mercantile. Ils ne nous intéressent donc pas ici directement, sauf lorsque ce refus les amène à reconsidérer l'ensemble du système, donc à tenter une analyse et à risquer des définitions.

Ces efforts des écrivains pour théoriser leur activité sont souvent contradictoires, incohérents, ou purement polémiques. Nous ne pouvons pas nous étonner que des économistes improvisés se soient égarés dans des questions que les spécialistes considèrent comme des impasses. Par exemple, essayer de déterminer la valeur économique des œuvres d'après la quantité de travail qu'elles contiennent, ou d'après le coût marginal, c'est-à-dire, d'une façon ou d'une autre, essayer d'étendre à des pièces uniques - même si elles sont diffusées à un grand nombre d'exemplaires - des schémas conçus en fonction des produits reproductibles de série, comme les produits agricoles ou industriels. Mais ces réflexions sont une des voies par lesquelles les écrivains et les artistes étaient amenés à se situer dans la société bourgeoise, à en accepter ou en refuser le fonctionnement, les valeurs, et c'est en quoi elles nous intéressent jusque dans leur bric-à-brac idéologique. Chez les écrivains surtout, car même les artistes les plus réfléchis, comme Delacroix dans son Journal n'abordent la question que par allusions. Mais sans doute reste-il dans ce domaine des textes à découvrir.

Pour résister au mercantilisme écrasant, il pouvait y avoir une autre ressource que d'opposer dramatiquement les valeurs spirituelles à la richesse matérielle. C'était de réclamer pour l'artiste une place dans l'armée des producteurs, voire la plus éminente. Mais il fallait des arguments.

Peu d'écrivains, de peintre ou de musiciens de la première moitié du siècle auraient pu dire comme Stendhal en 1825 : " Moi aussi, j'ai lu Mill, Mac Culloch, Malthus et Rocardo ". En 1852 encore, Hippolyte Castille se plaignait que l'" ignorance des idées économiques soit poussée à un tel degré en France qu'il est rare de rencontrer un homme de lettres, un artiste ou un inventeur qui puisse formuler d'une manière précise la théorie de ses intérêts. " Les formules et les solutions de l'encore jeune science économique d'alors ne sont donc pas pour nous, ou rarement, des sources à proprement parler, mais des indications sur les questions du moment et les façons de les poser ; sur les contradictions, informulées souvent, qui les bornaient. Même de façon très indirecte, elle apportait aux préoccupations des artistes une terminologie, et aussi beaucoup de confusion.

Trois questions viennent au premier plan, lorsqu'il s'agit des œuvres d'art. Le travail de l'artiste est-il productif ? S'agit-il d'un service ou de la production d'un bien pour le marché ? En quels termes peut-on en apprécier la valeur ?

Aux origines de l'économie libérale classique, Adam Smith hésite entre deux définitions du travail productif. Selon la première, serait productif tout travail qui se fixe et se réalise dans une marchandise vendable, comme le travail du paysan ou de l'ouvrier. Le travail des domestiques, et les autres services, parmi lesquels Smith range l'activité artistique, qui ne créent pas d'objets vendables, sont improductifs.

La seconde définition introduit un autres critère, plus analytique et élaboré, celui de la création d'une plus-value au profit du détenteur des capitaux. Selon cette deuxième définition, commente Marx, " un écrivain est un ouvrier productif non parce qu'il produit des idées, mais parce qu'il enrichit le libraire-éditeur et est donc salarié par un capitaliste ", parce qu'il produit ainsi non pas des idées ni même des livres, mais du capital. Et Marx explique ailleurs, en reprenant à son compte cette définition dégagée à partir de Smith, qu'une chanteuse peut faire, avec le même contenu artistique, un travail productif si elle est engagée à prix fixé par le propriétaire d'une salle pour y donner des récitals, et improductif si elle chante pour elle-même " comme un oiseau ", ou même en percevant directement pour son compte une rétribution des auditeurs. En d'autres termes,

" Milton, par exemple, qui a écrit Paradise Lost, était un travailleur improductif. Mais l'auteur qui fournit à un éditeur du travail industriel est un travailleur productif. Miton a produit Paradise Lost comme un ver à soie produit la soie : comme une manifestation de sa nature. Plus tard, il vendit son produit pour 5 livres et devint ainsi marchand. En revanche, l'écrivain prolétaire de Leipzig qui produit des livres sur commande pour son libraire, par exemple des manuels d'économie politique, est assez près du travailleur productif dans la mesure où sa protection est subordonnée au capital et ne s'effectue que pour la faire fructifier. "

Exemples volontairement provocants : en confrontant le chef-d'œuvre affirmé à la littérature besogneuse, presqu'anonyme et éminemment " remplaçable ", Marx entend rompre le réflexe qui lie la qualification économique du produit à sa qualité intrinsèque.

Nous pouvons conclure provisoirement que, dans les conditions courantes du marché littéraire de l'époque, où la capitalisation de la littérature n'est que naissante, les deux définitions excluent la littérature du " travail productif ".

Malgré cette hésitation entre deux critères de la qualité productive, Smith tendait à se placer aussi strictement sur le terrain économique, sans y mêler de considérations morales. Et même, dans la seconde définition, à éliminer la considération de la qualité concrète du travail, de l'objet auquel il s'applique, pour ne plus considérer que les rapports économiques dans le cadre desquels il s'effectue.

Si l'on s'attache, au contraire, à cette appréciation qualitative du travail, on introduit presque nécessairement toutes les nuances et les variations de l'appréciation subjective et de l'apologie que chaque caste de travailleurs est tentée de faire d'elle-même.
Les successeurs et les critiques de Smith, Garnier, J.B.Say, Storch, reviennent à l'appréciation subjective et réintroduisent la morale, souvent sous le prétexte caractéristique de l'économie politique du début du dix-neuvième siècle d'" humaniser " l'économie classique, d'" élever " son matérialisme. Cette louable intention s'accompagne toutefois d'une acceptation purement empirique des évidences du monde économique tel qu'il va, d'une docilité aux faits qui limite la portée de la bonne volonté humaniste.

Ainsi, la seconde définition de Smith - est productif le travail, et le travailleur, qui produisent, pour autrui, du capital - sera reprise sans être vraiment comprise, sous la forme d'une simple constatation du " mouvement produit dans le monde économique " par l'activité artistique, constatation qui sacrifie l'examen précis, ébauché par Smith, des conditions de production modernes dans leur variété. On trouve un exemple de cette imitation-trahison dans un périodique de semi-vulgarisation qui se réclame de la tradition smithienne et de l'économie libérale, la Revue (mensuelle) d'Economie Politique publiée par Théodore Fix :

" Le labeur de l'homme d'Etat, de l'administrateur, du jurisconsulte, du médecin, de l'homme de lettres, celui même de l'artiste le plus frivole, toute considération morale à part, donnent lieu à une circulation de richesses, et à des économies, de même que les manipulations matérielles. Quoique les occupations libérales ne laissent pas de traces sensibles après qu'on a joui de leurs travaux, elles sont donc toutes productives puisqu'elles contribuent toutes à l'augmentation des capitaux et à la reproduction. "

C'est le vocabulaire de Smith, avec un effort marqué pour s'arracher aux préjugés du sensible et du classement qualitatif. Mais l'accent spécifique de son analyse, dégageant la particularité du capitalisme a complètement échappé au disciple. L'exemple de " l'homme d'Etat " suffirait à le prouver. Et " augmentation des capitaux " ne veut pas dire, comme chez Smith, création de plus-value.
Jean-Baptiste Say identifie lui, tout simplement, " productif " et " utile ". " Le travail productif de produits immatériels n'est productif que jusqu'au point où le produit est utile. Au-delà de ce point, c'est un travail purement improductif. " C'était s'en tenir au jugement spontané de la conscience commune, en ouvrant un champ infini à des débats oiseux.

Heinrich Storch surtout s'efforcera de compléter Smith sur ce point et d'élaborer une théorie de ces " valeurs immatérielles ou bien internes " qui comprennent à la fois les œuvres d'art, la littérature (en tant que produits de l'artiste et de l'écrivain, leur reproduction multiple faisant l'objet, semble-t-il, d'un autre examen), et les " services " du médecin, du juge, du soldat. Ou plus exactement leurs effets, car Storch s'imagine sortir de l'impasse en considérant le résultat de ces produits ou de ces services : la santé, la dextérité, la lumière, le goût, la sûreté, les loisirs… Mais il ne fait ainsi que retomber dans la confusion pré-smithienne de la valeur d'usage et de la valeur d'échange, ou " valeur échangeable " comme l'on disait alors plus couramment, et va alors de sophisme en sophisme. Relevons en particulier, promise à une riche exploitation polémique, la prétendue participation du consommateur à la création de valeur ; Storch soutient que l'on ne peut parler de " valeur échangeable " d'une pièce de théâtre, par exemple, parce que la pièce ne peut produire son effet sans la collaboration, active ou somnolente, du spectateur. " Autant vaudrait dire, commente J.B. Say, que l'on contribue à la production d'un pâté lorsqu'on prend la peine de le digérer "28 Pourtant, l'argument connaîtra une belle fortune, jusque sous la plume de Louis Blanc… Storch en revient, après quelques détours, à l'élémentaire considération de l'utilité. Les écrivains et les artistes contribuent à accroître les richesses des nations, puisque " l'industrie ne peut faire de progrès sans le secours des lumières ", et que la morale (produit des moralistes !) est également bien nécessaire au commerce. Toutefois, reniant immédiatement dans ce cas son critère de l'utilité concrète en chaque situation, Storch doit reconnaître que le médecin, par exemple, reçoit ses honoraires, que le malade meure ou guérisse. Lorsqu'il s'agit d'établir un rapport entre les valeurs intellectuelles et la rétribution des gens de lettres, par exemple, il s'en tient à peu près au jeu de l'offre et de la demande et aux conditions de la concurrence.

Ricardo, lui, distinguait nettement les objets courants, dont la valeur d'échange est déterminée par la quantité de travail totale nécessaire à leur production, et les objets d'art, comme les statues et les tableaux, qui tirent leur valeur exclusivement de leur rareté. Storch évoque de façon indécise le rapport de la rétribution avec la quantité de travail consacrée à la production du service, du tableau ou du livre, mais les expressions qu'il emploie couramment, comme " le prix du travail ", ou la " rétribution du travail " de l'artiste ou de l'écrivain n'ont pas un sens économique précis.

Si nous nous attardons sur le livre de Storch, ce n'est pas pour sa clarté, mais parce que, voulant compléter Smith, comme Say ou Garnier, il est représentatif des tendances de l'économie " post-révolutionnaire ". D'une part, on passe d'un essai de détermination de la valeur dans un mode de production donné à l'idée plus vague d'utilité en général. D'autre part, on justifie les valeurs spirituelles par l'effet plus ou moins direct qu'elles peuvent avoir sur ce mode de production (en réalité bien délimité) des richesses matérielles.


Le Saint-Simonisme est en partie une illustration - différente - de ce même tournant, et sa doctrine de l'art a connu une diffusion plus large chez les profanes en économie. Vigny, qui s'est rapproché de l'Ecole vers 1830, voyait d'abord dans les Saint-Simoniens des " économistes habiles ". " Ils connaissent mieux Malthus que Platon " écrit-il en décembre 1830. Pourtant, l'on chercherait en vain une définition de la valeur de l'art teinté de mercantilisme, ou même purement économique dans les deux textes classiques sur l'art de Barrault de 1830 et 1831. Le Producteur même, dans lequel Stendhal voyait en 1825 l'organe de l'industrialisme le plus indiscret, annonce qu'il " entend dépasser les limites d'une science trop bornée ", entendez l'économie politique :

" Jusqu'à présent, les économistes se sont principalement occupés de la production matérielle, ils n'ont considéré les travaux des savants que sous un rapport industriel, celui du salaire qui leur était attribué et de la valeur échangeable des produits immatériels. Ils n'ont point senti toute l'importance de la production morale ou intellectuelle. Ils n'ont point vu quels moyens d'action pouvaient offrir l'association générale des sciences et de l'industrie et des beaux-arts, combinés dans l'intérêt du bien public… "

Le malentendu renaît périodiquement. Le Catholique du baron d'Eckstein reproche aux Saint-Simoniens de " faire de la science une marchandise qui serait mise en magasin et vendue aux passants à tant la toise ", et de réduire " tous les talents à une qualité productive unique dont on tiendra magasin comme on tient maison de banque. ". Le Producteur répond : les Saint-Simoniens veulent donner aux sciences et aux arts la direction spirituelle de la société " non pas en les mettant en boutique, mais en les constituant d'une manière aussi forte, aussi indépendante et aussi imposante qu'ils l'ont été autrefois dans le sein et dans la doctrine de l'Eglise catholique. " Mais le préjugé est tenace puisque Barrault doit le redresser encore en 1830 :

" Cent fois on a répété que nous ne savions voir dans l'humanité que la science et l'industrie, ou que nous ne placions les arts que dans un rang secondaire. Loin de nous la pensée de cette indigne mutilation de l'humanité, ou d'un pareil asservissement des arts. Nous protestons contre cette doctrine incomplète et désolante qu'on nous prête… "

Protestation justifiée : les Saint-Simoniens sont loin des économistes néo-libéraux en ce sens que leur point de vue est hardiment prospectif et que, dans l'ensemble, ils refusent le " réalisme " qui consiste à s'en tenir aux conditions présentes comme si elles étaient naturelles et éternelles, en essayant d'en estomper, par une " théorie " louvoyante et éclectique les plus dures contradictions. S'ils ne s'attardent pas à déterminer la " valeur " de l'œuvre d'art, c'est qu'ils voient bien en quoi cette détermination est liée à une certaine forme de rapports de production qu'ils récusent, et qu'ils comptent dépasser dans l'avenir. Deux séries de leçons prononcées à l'Athénée en 1831 et 1832 l'expliquent très vigoureusement :

" Nous nous sommes attachés dans les deux premières leçons à repousser l'idée de la valeur telle qu'elle est enseignée par les économistes actuels. Nous l'avons combattue comme étant l'expression de la lutte, de l'antagonisme qui existent dans la société et qui se manifestent sous ce rapport par le débat contradictoire du vendeur et de l'acheteur […] Nous avons suivi cette marche parce que nous avons voulu avant tout faire ressortir le caractère politique de ce mot valeur, plus encore que sa signification économique. Nous avons voulu faire comprendre que le mode de distribution des produits qui n'a lieu aujourd'hui que par la vente et l'achat ne pourra plus exister dans une véritable association où tous les produits seront répartis par les chefs entre les associés, suivant les besoins du travail et du travailleur. "

Cela dit, la place des artistes et des écrivains dans la classification Saint-Simonienne des fonctions sociales n'est pas toujours facile à déterminer, et nous ne pouvons pas en suivre ici toutes les variations. La ligne de séparation passe parfois en quelque sorte au milieu du groupe, contrairement à l'amalgame caractéristique du romantisme de toutes les créations intellectuelles, isolant par exemple les " moralistes " et les " savants ", les élus, du reste des artistes. Ailleurs, les Saint-Simoniens adoptent la division plus traditionnelle en deux classes : " spéculative ou spirituelle " (savants, philosophes, artistes), " active ou temporelle " (commerçants, industriels, agriculteurs).

Le plus souvent, Saint-Simon lui-même range bien les artistes avec les savants parmi les " abeilles ", c'est-à-dire les producteurs opposés aux frelons oisifs. Il les place même au premier rang des producteurs en 1824, mais sans les mettre sur le même plan que les industriels (c'est-à-dire les actifs économiques). Ils ont un statut spécial de " théoriciens ". Ils méritent ainsi la qualification de producteurs indirectement, en vertu de leurs capacités d'" animation ", de leur rôle stimulant sur l'ensemble de la production matérielle. Dans la mesure aussi, restriction importante, où les arts consentent à être " raisonnables ", c'est-à-dire à " passionner pour son bien-être la société ". Et plus tard, surtout lorsqu'après la scission entre positivistes et mystiques l'" Eglise " prit le pas sur l'" Ecole ", si l'artiste consent à assumer la mission de Guide vers l'avenir dont la Doctrine l'investissait, et le rôle sacré de l'" homme qui ramène les autres hommes à l'unité sociale ".


Contre toutes les déformations et les ironies, Le Producteur répétait déjà qu'il ne s'agissait pas de condamner les Beaux-Arts à " chanter la machine à vapeur et le métier à tisser ". Cependant, la valeur de l'art, la qualité productive de l'activité artistique dépendaient donc, en dernier ressort pour les Saint-Simoniens de son contenu, aussi libéralement évalué soit-il ; de ses qualités relatives pesées par rapport à un projet social d'ensemble, et non selon des critères homologues à ceux qui régissaient l'ensemble de la production. Encore une fois, seule l'énergie réformatrice de ce projet social sauvait cette évaluation de l'art de la pure servilité envers l'idéal bourgeois de productivité matérielle.


Méconnaissant les médiations par lesquelles les Saint-Simoniens évaluaient l'œuvre d'art ; les colères d'un Gautier sont donc particulièrement simplificatrices lorsqu'il s'en prend, dans la préface de Mademoiselle de Maupin aux " critiques utilitaires " néo-Saint-Simoniens : " Non, imbéciles, non crétins, non goîtreux que vous êtes, un livre ne fait pas de la soupe à la gélatine, un roman n'est pas une paire de bottes sans couture […] On ne fait pas un bonnet de coton d'une métonymie… ". Mais il est vrai aussi que les Saint-Simoniens n'étaient pas gênés de parler, à l'occasion , de la création de tableaux et de livres comme de n'importe quelle activité industrielle. L.Halévy annonce par exemple dans Le Producteur que " le travail artistique [ va devenir ] plus sûr et plus rationnel ". A cette condition, il n'y aura plus de " crises " dans les beaux-arts n de production inadaptée

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Aussi, bien que sa façon d'insérer l'art dans l'économie générale soit le contraire d'une réduction mécanique aux standards de la production matérielle, bien que le réel radicalisme de ses solutions générales ait pu indiquer aux artistes une voir pour dépasser les contradictions entre leur libre création et l'étroit fonctionnement de la société industrielle, le Saint-Simonisme a réellement beaucoup contribué à répandre les comparaisons d'un domaine à l'autre et le vocabulaire " industriel " dont certains s'offusquaient.