Littérature en Procès.
La Propriété littéraire et artistique sous la Monarchie de Juillet.

Thèse de Doctorat à l'EHESS, 1989.


INTRODUCTION

Les romantiques, " les premiers fonctionnaires des lettres qu'ait eu notre pays. C'est par une exploitation juridique de leurs délires qu'ils ont créé en France le statut de l'écrivain I...I Malgré leurs désolations et leurs renoncements devant la nature, ils ont créé la Société des Gens de Lettres et régularisé la perception des droits d'auteur. " L'affirmation et la délimitation du droit d'auteur n'étaient ni si récentes ni si soudaines que le croyait Giraudoux, d'après cet article republié par Grasset en 1941. Les lois révolutionnaires de 1791 et 1793 sur la propriété littéraire portent, certes, le cachet stylistique des grandes instaurations. Mais, " déclaration des droits du génie " (la formule serait de Lakanal), elles ont aussi la patine d'une rhétorique éprouvée. Il est concevable cependant que les " années romantiques ", qui, avec un décalage de cinq ou dix ans, coïncident à peu près en France avec la Monarchie de Juillet apparaissent à cet égard comme des années de fondation. Et ceci pour deux raisons au moins.

D'abord à cause de la tentative amorcée en 1826, reprise entre 1836 et 1841, de donner aux professions littéraires une loi complète adaptée à leur évolution, et moins laconique que les textes jacobins. Les projets des deux commissions successives, projet Portalis en 1826 et projet Villemain voté par la seule Chambre des Pairs le 7 janvier 1839 ne donnèrent ni l'un ni l'autre les résultats escomptés. En partie pour des raisons de conjoncture, en partie par la faute de leurs promoteurs, mais aussi, surtout pour le second, parce que des oppositions provenant d'horizons politiques opposés se conjuguèrent pour les enliser. Mais ils eurent des effets secondaires et un écho presqu'aussi importants que le vote : mise au point des arguments, campagnes et contre-campagnes, affinement de textes programmatiques, alliances et constitution de groupes de pression prolongés parfois en institution durable comme la Société des Gens de Lettres.

D'autre part, et cette seconde raison découle de la première, l'activité continue des tribunaux dans les questions de propriété littéraire en fut éclairée et chargée d'une importance particulière. D'où le titre de ce travail. Avant la discussion des projets de 1839-1841 (date à laquelle la chambre des députés laissa la loi se perdre dans une marée d'amendements contradictoires), les tribunaux manifestent volontiers qu'ils se sentent investis d'une fonction d'éclaireurs. Après l'échec, d'une responsabilité par défaut, voire d'une tâche de réparation. Objet de discussion dans la période de mise en oeuvre des grands Codes postrévolutionnaires, le poids de la jurisprudence se trouve ainsi renforcé en amont et en aval de la courte période de turbulence législative.

Les limites choisies pour cette étude, celles du règne de Louis-Philippe, ne coïncident pas tout à fait avec celles de la phase judiciaire que nous venons de décrire sommairement. Mais elles font cadre, malgré tout, dans la mesure où les tribunaux, sans être véritablement épurés après les Journées de juillet, ont vu changer une partie de leur personnel et remodeler leurs hiérarchies ; dans la mesure aussi où les lois sur la presse et sur le théâtre ont été alors notablement modifiées, au moins dans leur aspect censorial.

 

Dans la même période sont conclus aussi les premiers accord internationaux postrévolutionnaires : avec le Piémont-Sardaigne, le 28 août 1843, la Prusse, le 11 juin 1837, le Schlesvig-Holstein, le 31 juillet 1838, la Saxe, le 22 février 1844, et des accords partiels avec la Grande-Bretagne. Des initiatives variées sont proposées pour endiguer l'invasion des contrefaçons belges. Hermann Dopp a montré le poids de ce gros problème économique sur les préoccupations des auteurs et des éditeurs. Parallèlement à la commission sur la propriété littéraire de 1836, une commission des principaux libraires et éditeurs fut constituée pour y porter remède. La Revue de Paris surnommait Léopold de Belgique " Contrefaçon Ier ". Mais la Belgique n'était pas seule coupable. Une enquête menée en septembre 1845 par Bailleul, commissaire-inspecteur en chef de l'imprimerie et de la librairie fait découvrir à Angoulême un atelier de contrefaçon camouflé en boutique de papeterie. Les livres, livres scolaires, ouvrages historiques de Lamartine, de Thiers, y étaient fabriqués en petites quantités dans les villes moyennes du Sud-Ouest, commandés sous le nom de " registres et réglures " et vraisemblablement payés par le biais de fausses factures ! Et le rapport de Firmin-Didot sur la crise de la librairie, en mars 1831, incriminait autant que la contrefaçon belge, la sévérité des censures russe et autrichienne, la baisse des exportations en Espagne, Portugal, Italie...

 

Mais nous devrons nous limiter ici à l'histoire française et même parisienne de la propriété littéraire. Songeons toutefois qu'à la même époque, Dickens transformait sa tournée triomphale d'auteur fêté, aux Etats-Unis, en campagne pour la reconnaissance des droirs d'auteur, au grand scandale de ses hôtes qui trouvaient le sujet indigne d'un gentleman.
Cette histoire de la propriété littéraire a déjà été faite dans ses grandes lignes. Les premiers traités synthétiques de la période, ceux d'Augustin-Charles Renouard, de Gastambide et d'Etienne Blanc sont tout bruissants des débats contemporains de leur parution, entre 1837 et 1839. Les sommes de la fin du siècle, notamment celle de Pouillet, en sont encore nourries. Plus près de nous, la très riche étude de droit comparée de Stig Strömholm sur la naissance du droit moral a montré leur importance pour le modelage du droit français, sans peut-être remonter aussi loin qu'on le pourrait dans le cours de la jurisprudence. Mais c'est ici qu'intervient la question des sources.

Nous ne disposons pas, en tout cas pour Paris, des archives judiciaires régulières, qui ont brûlé pour la plupart (civil, correctionnel et tribunal de commerce réunis) dans les incendies de la Commune : nous sont ainsi épargnés les embarras du décret du 25 octobre 1920 (article 64), qui interdit de dépouillement des dossiers et les communications d'archives de greffes à d'autres que les parties du procès. Mais il se trouve que la Gazette des tribunaux, bien connue pour les services qu'elle a rendus à l'inspiration des romanciers, s'est intéressée particulièrement aux procès littéraires. La Revue de Paris du 9 janvier 1845 se plaint même que " la Gazette des tribunaux, sur douze colonnes qu'elle contient, déduction faite des annonces, en [consacre] dix à des contestations de cette nature. [...] Mais la satiété affadit les meilleures choses, et si l'on n'y prend pas garde, les procès d'auteurs deviendront aussi fastidieux qu'une affaire de mur mitoyen...

" Une telle source - complétée au besoin par le Feuilleton du Journal de la librairie, dont les choix révèlent les préoccupations du milieu professionnel - interdit les conclusions statistiques. La Gazette des tribunaux, visant, comme l'annonce son prospectus de novembre 1826, deux classes de lecteurs, " celle des hommes de loi et celle des hommes du monde ", a sa coloration propre. Pour L'Atelier (novembre 1841, pp.20-21), " la Gazette des tribunaux est de sa nature l'ennemie de notre classe ". Mais elle souhaite le respect d'un consensus politique autour de la Charte révisée de 1830, se range elle-même le 17-18 juilet 1834 parmi les " amis de la liberté légale ", et se montre en général favorable à la défense des auteurs. C'est aussi un " filtre " formel, car plus soignée dans ses narrations que son rival temporaire, Le Droit, fondé en 1835 par Dutacq, elle a au moins un pied dans la littérature. Frédéric Soulié ne l'accusera-t-il pas de plagiat parce qu'elle a conté l'histoire vraie de Mademoiselle de la Famille revenant au domicile conjugal après s'être empoisonnée : " Monsieur, je vous rapporte ce que vous aviez perdu ". Et elle tomba morte sur le parquet " (2-3 janvier 1843) : la vie, comme il arrive, reproduisait une de ses nouvelles... Bref, la Gazette nous donne un tableau assez complet des questions de l'heure, et, en creux, des évidences admises par ses rédacteurs et ses lecteurs, cette part muette mais décisive des idéologies.

Employer de terme d'idéologie(s), dont le cours a bien baissé depuis vingt ans sur notre marché des biens symboliques, équivaut au moins à un engagement. Celui de considérer les idées qui s'affrontent dans le débat général et législatif, dans les solutions judiciaires et leurs préparations rhétoriques comme des systèmes à géométrie variable, non comme des monades indépendantes. En cela, nous adoptons la définition donnée par Clause Lefort en 1978 : " logique des idées dominantes dérobées à la connaissance des acteurs sociaux, et ne se révélant qu'à l'interprétation, dans la critique des énoncés et de leurs enchaînements manifestes ".

Mais encore ? Ce qui nous occupe ici, et qui nous a paru autoriser une incursion de profane sur le terrain spécialisé du droit, c'est la combinaison, ce sont les effets de recoupement, d'ajustement, entre deux domaines, le juridique et le littéraire. Domaines liés entre eux par des voisinages sociaux, par un medium commun, le langage, et par un travail sur le langage qui n'a dans chaque cas ni les mêmes buts, ni les mêmes méthodes. Mais cette différence est peut-être moins grande que n'aime à le croire le corporatisme de chaque secteur. Les juristes, écrivait à peu près Ronald Dworkin dans un article de septembre 1981, se trouvent dans la situation d'un pool de romanciers continuant, chapitre après chapitre, un roman collectif. L'auteur, lui, pour ne citer qu'un aspect, découvre dans les exigences du droit, dans ce que nous avons appelé ici une esthétique de tribunal, une certaine image de son activité. D'où tout un jeu d'attraction-répulsion, d'identification et de rejets qui complique la géométrie des idées (à supposer qu'elle soit quelque part exempte de ces remodelages).

Le " métier d'auteur ", pour reprendre le titre du livre de Michèle Vessillier-Ressi s'est constitué dans la tension entre la revendication et la dénégation de la valeur marchande de l'oeuvre, tension qui connaît une sorte de " pic " dans les années romantiques en France, avec la mise en scène du couple antagoniste du bourgeois et de l'artiste, de la conduite glorieuse opposée à la conduite utile. Sommes-nous sortis, pouvons-nous sortir aujourd'hui, de cette difficulté multiforme ? Les questions de droit, la difficile jonction du matériel et du spirituel ne sont-elles pas encore le cadavre caché dans le placard de la littérature ? Et peut-il en être autrement, si l'on admet aussi que le plagiat, la plainte en contrefaçon, et le rapport à la loi, peuvent et doivent faire l'objet aussi d'une psychanalyse historicisée, comme celle qu'a entreprise Michel Schneider dans son Voleurs de Mots ? A la faveur des débats que nous relaterons, ce refoulé de l'activité littéraire et artistique devient public, exposé, doit se parler, ce qui n'est pas une mince affaire : nous voici ramenés à la " nausée " de Giraudoux...

Reprenons les choses un moment par le biais de l'histoire des mots. Droit d'auteur, droits de l'auteur, propriété littéraire ? En 1828, Chaix d'Est-Ange, plaidant contre le sténographe Grosselin, refusait " d'entrer dans toutes les subtilités du débat entre droits et propriété ". Pour résumer les choses, le terme de " droit d'auteur ", au singulier, est encore entendu alors, à la fin de la Restauration, dans son vieux sens théâtral : la " part d'auteur " prélevée sur la recette. Employé au pluriel, " les droits d'auteur ", ou " les droits des auteurs " (terme que Renouard préfère sciemment dans son Traité...), il renvoie à la fois (et de façon assez contradictoire au point de vue doctrinal) à la théorie des droits de l'homme, et à une vision plus restrictive, pragmatique (plus britannique aussi, dirons-nous) : pour Renouard, qui insiste sur cette valeur restrictive, les " droits des auteurs " doivent rester une collection des concessions matérielles et morales que la société accorde au créateur d'idées ou de formes.
Face à ces termes, celui de " propriété littéraire ", d'un usage plus récent, garde sans doute alors plus de tranchant polémique. Mais il y a là aussi le pluriel et le singulier. Un éditeur parlera couramment jusqu'au milieu du dix-neuvième siècle, de " ses propriétés littéraires " pour désigner les oeuvres qu'il a achetées pour des durées variables. En 1811, J.G.Dentu définit candidement les livres édités par lui comme un " bien dont grâce au ciel et à mon argent, je suis le légitime propriétaire ". L'expression d'" éditeur-propriétaire " se rencontre encore couramment dans les jugements et arrêts des années 1830-1848. La transférer de l'éditeur à l'auteur est un combat difficile, et qui expose forcément aux " pièges de l'idéologie bourgeoise ". Revendiquer le terme, au singulier, c'est affirmer aussi que cette propriété est, selon une expression rebattue dans les traités et plaidoyers, " une propriété comme les autres ", voire la propriété par excellence. " L'invention est la propriété primitive, toutes les autres ne sont que des conventions " écrit Me Marie, dans un article programmatique de 1835. Nous ignorons si le futur ministre du gouvernement provisoire de mars 1848 a rêvé aux implications politiques de cette théorie dont il attribue la paternité à Boufflers. En tous cas, elle implique que la propriété littéraire et artistique relève juridiquement de l'article 544 du Code civil, qui définit la propriété comme " le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu'on n'en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements ". Et, sur le plan électoral au moins, elle pouvait avoir des incidences immédiates. Louis-Philippe avait abaissé le cens des électeurs à cent francs pour les " capacités " : mais on comptait alors sous ce nom les professions libérales - avocat, médecin principalement -, les professeurs, les licenciés des facultés, non les écrivains et les artistes. Le débat se ranime en avril 1840 avec une proposition tendant à abaisser le cens pour les éligibles eux-mêmes, et à faire entrer ainsi les " capacités " à la Chambre, en lieu et place des fonctionnaires, soutiens obligés de Guizot.

Indiquons enfin les limites auxquelles nous nous sommes ralliées pour cette description. Les questions de censure ne se trouveront abordées ici qu'en contrepoint de l'historique de la propriété littéraire, auxquelles elles sont souvent mêlées. Un exemple entre dix ou cent, dans notre période : la pluie de contrefaçons des Paroles d'un croyant de Lamennais, entre 1834 et 1837, était la rançon de leur foudroyant succès, mais aussi une arme indirecte pour ses adversaires, un moyen de lancer, par exemple, une version édulcorée, antidote éventuel du brûlot initial. Mais notre conviction, renforcée par des faits récents, est que l'histoire de la censure doit conjuguer la " durée moyenne " des institutions et des projets idéologiques avec la microhistoire politique et parfois personnelle. Ce serait donc là une autre étude, au demeurant bien entamée par Charles Ledré, Nicole Réné-Wild et Jane Fulcher pour l'opéra. De même, nous garderons comme axe principal l'étude de la propriété littéraire, sans nous interdire des incursions dans les autres activités intellectuelles ou artistiques lorsqu'un point de fait, de doctrine ou d'histoire nous paraîtra l'exiger.

 

" Critiquer un auteur : voilà que c'est à la fois comme si l'on cassait les vitres de la boutique d'un industriel, et comme si l'on frappait avec insulte la grotte de cristal d'un dieu ". C'est Sainte-Beuve cette fois qui nous donnera le ton, avec cette phrase d'une de ses plus brillantes Revue littéraire, parue dans la Revue des deux mondes du 1er novembre 1838, phrase qui ouvre au double registre des débats dont nous allons suivre maintenant les lignes de force.