Stello. Daphné
  Alfred de Vigny
  Gallimard, Folio, 1986

  Préface
En publiant Stello dans la Revue des Deux Mondes en octobre 1832, Vigny cherchait sans doute à comprendre et délimiter sa propre trajectoire, après dix ans de recherches poétiques, une brillante réussite dans le roman, Cinq-Mars, et une familiarité de deux ans avec Shakespeare. Mais, l'aventure est commune, il inscrivait son plaidoyer dans une longue série et, malgré les nouvelles illustrations apportées par l'actualité, le thème des malheurs du poète avait perdu beaucoup de sa fraîcheur pour passer à l'état de lieu commun et devenir la proie des satiriques.
" J'ai pris ces exemples entre mille ", reconnaît le Docteur Noir, témoin des morts tragiques de Gilbert, de Chatterton, puis de Chénier. Le martyrologe des poètes tel qu'il figure au chapitre XXXVIII, Vigny l'a-t-il trouvé dans la Biographie des auteurs morts de faim de Colnet, parue en 1813 ? Ou dans Les Grands Poètes morts de faim de Bin de Saint-Victor ? Il avait l'embarras du choix, car on trouvera dix fois la même litanie, ouverte d'ailleurs par Gilbert lui-même (" La faim mit au tombeau Malfilâtre ignoré " ) dans les feuilletons des journaux ou dans les plaidoiries des avocats spécialisés dans les questions littéraires comme Dupin, Chaix-d'Est-Ange ou Paillard de Villeneuve. Des préférences personnelles ont joué, sans doute : accord poétique avec Chénier, dont Vigny a connu peut-être les uvres inédites dès 1816, avant leur publication par Latouche en 1819 et 1826 ; affinités avec Chatterton du romancier historique et du traducteur de Shakespeare, séduit par les recherches linguistiques de l'inventeur du moine Rowley, et peut-être par l'aventure pseudonymique que Vigny a évitée dans sa propre carrière littéraire. Force est de reconnaître, pourtant, qu'il a pris les têtes de liste d'une mythologie déjà figée. De là, probablement, le faible écho idéologique de Stello. C'est avec le drame de Chatterton, en février 1835, que Vigny connaîtra la chaleureuse communion d'un courant d'opinion.
Car en constituant à partir de ce topos une vaste amplificatio, Vigny se place aussi dans la lignée très peuplée des Vies à la Vasari dont un journal comme L'Artiste, fondé en 1831, remplissait ses colonnes. Mais il faut comprendre que ce qui était déjà presque éculé dans les genres narratifs restait une aventure au théâtre, plus surveillé par les défenseurs de la tradition classique. Sur le projet d'une représentation sérieuse et problématique de l'artiste à la scène pesaient encore les vieilles discriminations rhétoriques, qui confinaient le poète ou l'homme de lettres dans des rôles comiques, soit de pédant besogneux, soit d'extravagant : grotesque Beaugénie du Mercure galant de Boursault, pesant Hortensius de La Seconde Surprise de l'amour, ou, d'une folie plus aimable, le Damis de La Métromanie de Piron en 1738, pièce encore fréquemment représentée au Théâtre Français de 1805 à 1826, et qui disparaît du répertoire de 1827 à 1838. Colin d'Harleville, avec Les Artistes (1786), Scribe, Dupin et Varnet avec La Mansarde des artistes en 1824 tournent le sujet en bluette édifiante : poètes, peintres, musiciens et bourgeois communient dans l'apologie du travail et du mérite contre la passivité aristocratique. Le père des Artistes, converti, s'écrie :
Je le sens à présent, j'en fais l'aveu sincère
L'art du cultivateur n'est pas seul nécessaire
Le peintre lui répond :
Vous avez bien raison, tous par divers chemins
Tendent au même but, au bonheur des humains.
(Les Artistes, acte IV, Scène 7)
Mais faire d'une peinture précise du poète face à la société le sujet d'un drame revenait à transgresser des interdits formels et idéologiques plus paralysants quelquefois de n'être pas clairement énoncés. Stendhal - qui n'aimait pas Chatterton - y a travaillé en vain dans son projet de Letellier, poursuivi de 1805 à 1830 (où l'on retrouve la liste des poètes maudits), sans parvenir à unifier tableau de murs, comédie polémique et sérieux du sujet. Dans Racine et Shakespeare II encore, en 1825, c'est le canevas d'un Lanfranc ou le poète qu'il propose comme type de comédie romantique, c'est-à-dire de théâtre moderne. La pièce de Goethe sur Le Tasse, adaptée en drame historique par Coudurier en 1815, remodelée avec succès par Alexandre Duval en 1826, pouvait offrir un autre modèle pour l'héroïsation du poète, mais trop distancié. Stello, redonnant aux images figées un peu de la substance lyrique et autobiographique des romans sur le mal du siècle de Janin, Drouineau ou Balzac, procure au poète cet uniforme noir et gris avec lequel il pourra, sur la scène, incarner toutes les mauvaises consciences d'un public enfin attentif.
Aussi les premiers lecteurs de Stello ont-ils été plus sensibles à son maniérisme volubile qu'à la pertinence de la thèse défendue. La littérature des années 1830 peut bien nous apparaître désormais comme l'âge de la simplification lyrique, elle se distinguait dans le moment par un morcellement fiévreux, une prurit de pastiches et d'emprunts disparates, les soubresauts électriques d'une langue travaillées de réminiscences et de retours sur elle-même.
Les revues littéraires avaient baptisé cette fièvre le " style Balzac ", surtout après La Peau de chagrin publié en août 1831. Balzac pourtant y voyait les stigmates d'une décadence, et faisait grief à la bourgeoisie de ce morcellement irrémédiable, étendu par contagion de l'économique aux arts. " Style Nodier " aurait été plus juste, car rares sont les conteurs de ces années - à l'exception de Mérimée peut-être - qui n'ont pas une dette envers l'auteur de L'Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux, paru chez Delangle en 1830, avec ses audaces typographiques, et ses " exercices de style " à la manière du Voyage sentimental et du Tristram Shandy de Sterne. Vigny le cite dans sa Lettre parisienne publiée dans le journal de Lamennais et Montalembert, L'Avenir, en avril 1831. Dans les digressions de Stello, ses vertiges d'énumération, dans ses titres rutilants et ses folles bouffées d'érudition, on reconnaîtra la marque de ce qu'Anne-Marie Christin appelle la " narration poreuse " de Nodier. Et, comme chez Nodier, comme dans les premiers contes de Théophile Gautier, La Cafetière (mai 1831) et Onuphrius (août 1832), si le fantôme du XVIIIe siècle hante cette histoire moderne, truffée d'allusions à l'actualité la plus récente (les révoltes de Lyon, les troubles de février 1832 à Paris, les discours de Soult et de Lamarque à la Chambre), ce n'est pas seulement logique historique, mais aveu sur elle-même d'une langue dédoublée, novatrice sans doute, incapable pourtant d'effacer les traces d'un passé qui la tourmente et l'habite.
Dans la préface au drame de Chatterton tiré en 1835 du second volet de Stello, Vigny se fera gloire d'avoir nettoyé le drame romantique de son clinquant pour le ramener aux lignes pures d'une action tout intérieure. Sur l'assemblage de nouvelles qui constituent la Première Consultation du Docteur Noir s'entassent au contraire toutes les parures hétéroclites d'un " temps des héritiers " politiques et linguistiques.
Dans la Seconde Consultation, rêvée pendant plus de vingt ans, partiellement écrite en 1837 sous le titre de Daphné et jamais publiée, le récit prend un mauvais départ : comme un bateau trop chargé, on le voit prêt à sombrer sous l'excès de significations que Vigny lui donne à porter. Il y risque un pas au-delà de Stello et de Servitude et grandeur militaires dans la liaison organique des épisodes. Il esquisse une circulation narrative, avec déambulation des deux héros du chevet de Stello à celui de Lamuel, et nouvelle mise en abîme des récits à partir de la statue de Julien trouvée dans sa chambre. Dans l'état actuel du texte, cette " animation " relève encore du théâtre de marionnettes. Comme l'atteste aussi l'uvre poétique de Vigny, avec ses réussites et ses fiascos, la liaison du narratif et du symbolique n'est pas une petite affaire, et ne se satisfait pas d'une combinatoire à froid. Mais gênée d'abord par de trop multiples implications, la Seconde Consultation trouve son régime et son climat d'élection quand elle approche de son pôle, l'atticisme nostalgique du bosquet de Daphné.
La brillante parlure de Stello ne respire pas la même harmonie. Elle se place d'emblée dans le premier récit, la mort de Gilbert, sous le patronage d'une folie dont on ne sait pas bien si elle est simple habillage d'époque, ou symptôme d'une plus profonde inquiétude.
  Le Louis Lambert de Balzac, en juillet 1832, penseur et poète, achève 
  sa courte vie dans une idiotie traversée de sentences mystérieuses. 
  Trois ans plus tard, Georg Büchner expose la folie du poète dans 
  la nudité d'une description de comportements qu'il ne commente pas. Au 
  milieu d'un décor de montagnes lunaires à la Friedrich, on voit 
  son Lenz affolé d'angoisse se jeter la nuit dans la fontaine où 
  les villageois le trouvent pataugeant, le bras démis, puis hypnotiser 
  un chat jusqu'à ce que, surexcités, ils finissent par se ruer 
  l'un contre l'autre, et questionner le pasteur Oberlin chez qui Lenz a cherché 
  refuge : " N'entendez-vous donc rien ? N'entendez-vous donc pas cette voix 
  épouvantable qui hurle de tout l'horizon et qu'on appelle d'ordinaire 
  le silence ? " (Georg Büchner, Lenz, Le Messager Hessois, Caton 
  d'Utique, Correspondance, traduction H. A. Baatsh, Christian Bourgois, 1985, 
  p.61) Vigny se risque à donner du délire de Gilbert, dans la première 
  histoire, un tableau à la Hoffmann, qui hésite entre la bouffonnerie 
  (" Un rat
 Un lapin
 C'est Voltaire ! C'est Vol-à-terre 
  !
 ") et la précision clinique (" ses paupières 
  très rouges, la fixité de ses prunelles "). Et sans doute 
  a-t-il cherché à approcher l'excès artistique par le biais 
  de la maladie mentale et de ses énigmes irréductibles aux lieux 
  communs de la déclamation idéaliste. Mais avec ses manières 
  d'homme du monde et son quant-à-soi britannique, Stello lui-même 
  reste un névrosé très convenable. A la différence 
  de l'Onuphrius Wphly de Gautier qui vit sa passion littéraire jusqu'à 
  l'égarement, ses tourments intérieurs marquent à peine 
  sa conduite - si l'on excepte cet affaissement irrésistible qui l'empêche 
  de se lever au début de l'entretien et l'accable de nouveau après 
  l'ordonnance du docteur. L'univers psychiatrique n'était pas inconnu 
  de Vigny. Son ami de jeunesse, Antoni Deschamps, allait périodiquement 
  reprendre pied dans la clinique du docteur Blanche à Montmartre, et Lassailly, 
  un de ses protégés, auteur des Roueries de Trialph, y abritait 
  ses dialogues fantastiques avec Lycophron. Le 18 avril 1835, Vigny envoie à 
  Antoni une lettre chaleureuse pour saluer sa " seconde naissance " 
  : " Croyez-moi, mon ami, vous voilà guéri, la Poésie 
  qui vous avait perdu vous a sauvé. Vous conserverez toute la vie sur 
  le front les traces du tonnerre, mais ce ne sera qu'une cicatrice, et votre 
  âme est restée intacte sous ce front blessé " (Correspondance, 
  Conard, tome I, pp. 390-391). Et le 24 décembre 1852, à Philippe 
  Busoni : " Un docteur Blanche vient de mourir aussi : j'espère que 
  ce n'est pas celui d'Antoni, mais je voudrais le savoir de vous [
] Le 
  pauvre Antoni perdrait [
] un guide, un soutien, une boussole qui remplace 
  sa volonté écrasée par la maladie. " Stello couché, 
  le docteur le conduisant graduellement par la parole face à sa vérité, 
  on n'a pas manqué d'entrevoir dans Stello une anticipation de 
  la psychanalyse. A cela près que le plus bavard des deux est le docteur, 
  et que sa méthode, très directive, ressemble plus à une 
  classique démonstration rhétorique avec exempla qu'à 
  une maïeutique intellectuelle ou affective. 
Le docteur Esprit Blanche pour sa part n'était en psychiatrie qu'un novateur modéré. Jacques Arago nous le montre, dans le Livre des Cent-et-Un (Paris, Ladvocat, 1832, tome IV, p. 197), borgne, " le verbe bref, rapide, acerbe Il produisit sur moi une fâcheuse impression : cela devait être ; je me sentis sous sa verge de fer, moi qui n'ai jamais su obéir qu'à une volonté de femme ". Stello souffre aussi de la voix du docteur comme d'une incarnation physique de la Loi : dans les premières pages de Daphné, il formule leur rapport avec une clarté ou une candeur gênantes : " Je veux recevoir les coups de votre parole, marteau terrible, vous rebondissez, chassé par moi comme par une enclume gémissante, mais ce n'est que pour retomber plus dur que jamais. Je ne sais pourquoi l'Enthousiasme qui vibre et frémit dans mon cur voudrait vous fuir et vous désire cependant comme une femme désire et fuit à moitié son maître. " Dans la clinique de Montmartre qui abrita plus tard Nerval, on employait les bains " sur le modèle de la Salpêtrière ", les malades jouissaient de chambres particulières et de promenades libres pour les moins atteints. Mais si le docteur Blanche, disciple d'Esquirol et de Pinel, a protesté contre l'intimidation physique préconisée par Leuret, il admet l'intimidation morale, la camisole et les douches en cas d'éclat, et les purgatifs pour traiter l'angoisse : rien qui ressemble à une délivrance par l'usage méthodique de la parole et de l'écoute.
Savoir d'ailleurs si Vigny n'a pas pris le scénario de sa " consultation 
  " à des sources plus légères. Peut-être dans 
  Les Folies du siècle de Lourdoueix (parues en 1817 chez Pillet), 
  obscure satire politique déguisée en anecdote médicale. 
  Ou chez Nodier encore et son Roi de Bohême : Mistigri y propose 
  au roi Popocambou l'examen crânologique de têtes en bois, puis, 
  palpant le crâne du roi " selon les préceptes de Lavater, 
  Comte, Gall, etc. ", en déduit que " la première princesse 
  qui fut honorée des bonnes grâces de votre majesté aimait 
  beaucoup la danse ".
  
  L'authenticité psychiatrique de Stello se situe sans doute entre 
  les deux. Malgré une familiarité intime - qu'atteste sa correspondance 
  et son Journal - avec les moments dépressifs de son héros, 
  Vigny tient trop au prêche pour abandonner ses personnages aux hasards 
  d'un dialogue issu des profondeurs. La dualité du jeune poète 
  et du docteur sans âge reste celle, efficace, mais prévisible, 
  du cur et de la raison, de l'anima et de l'animus, de l'enthousiasme 
  et de l'expérience, et nul chaos schizophrénique n'en menace les 
  échanges bien réglés. Il arrive au docteur de s'enflammer 
  comme un simple poète (chapitre XXXVI), et Stello pratique la satire 
  politique avec toute l'amertume d'un journaliste désabusé. C'est 
  qu'alors l'originalité des voix et la particularité des caractères 
  se laissent surmonter par le timbre trop reconnaissable de l'auteur pressé 
  de délivrer son message.
  Il est de bonne guerre, à ce compte, que le traitement échoue, 
  et que Stello qui " croit un moment avoir entendu la sagesse même 
  [
] il lui semblait que le cauchemar s'était enfui " tombe 
  pourtant " dans un sommeil pesant et douloureux " (chapitre XLI). 
  Vigny ne veut peut-être pas, c'est son honneur, d'un poète guéri. 
  Peut-être sent-il aussi qu'il a finalement soumis une démarche 
  d'essence psychologique - une cure par empathie, projection et rejet - au projet 
  d'amalgame démonstratif entre l'Histoire et l'Idée entrepris avec 
  Cinq-Mars.
Les Réflexions sur la vérité dans l'art que Vigny 
  joignit en 1829 à la quatrième édition de Cinq-Mars 
  soutiennent comme on sait que " la vérité dont l'Art se nourrit 
  est la vérité d'observation sur la nature humaine, et non l'authenticité 
  du fait ". A l'auteur de donner au roman historique " la ressemblance 
  d'un portrait dont on n'a jamais vu l'original ". Thèse artistiquement 
  convaincante, mais inquiétante scientifiquement, au moment où 
  s'opère une pleine refonte de la recherche historique. Si Vigny a connu, 
  comme le supposait Edmond Estève, la traduction de la Scienza nuova 
  de Vico publiée par Michelet en 1827, il y aura trouvé des arguments 
  pour la réhabilitation des mythes et des légendes, comme produits 
  révélateurs de l'esprit d'un temps. Mais la réévaluation 
  opérée par le philosophe napolitain ne conduit pas au mépris 
  des faits. Passe encore qu'on arrange l'histoire s'il s'agit d'en tirer, comme 
  le proposent très classiquement les Réflexions sur la vérité 
  dans l'art, des " exemples de bien ou de mal ". Mais dans le cas, 
  c'est celui de Stello, où l'enseignement recherché est 
  de nature politique et non métaphysique, que vaudra-t-il si on l'extrait 
  d'un matériau truqué ? Lorsqu'il écrit La Mort de Danton, 
  Büchner encore rappelle que " le suprême devoir du poète 
  dramatique est de serrer du plus près possible l'Histoire telle qu'elle 
  a eu effectivement lieu. Son livre n'a pas à être plus moral ou 
  plus immoral que l'Histoire elle-même : mais le Bon Dieu n'a pas destiné 
  l'Histoire à devenir la lecture des jeunes dames et c'est pourquoi il 
  ne faut pas m'en vouloir si mon drame n'y convient pas davantage " (lettre 
  à sa famille, Strasbourg, 28 juillet 1835, op. cit., p.148).
  
  Faut-il refaire une fois de plus la liste des " corrections " de l'histoire 
  opérées par Vigny dans ses deux Consultations ? Le neveu 
  et éditeur de Chénier, Gabriel, écrit en 1844 un livre 
  de réfutation, La Vérité sur la famille Chénier, 
  pour défendre la mémoire du père et du frère du 
  poète. Le vrai Gilbert, antiphilosophe stipendié par la Cour (de 
  Louis XVI, et non de Louis XV mort depuis six ans), n'était pas un martyr 
  ingénu, mais un membre plutôt retors de cette bohème littéraire 
  prérévolutionnaire que les travaux de Robert Darnton ont récemment 
  éclairée. Libanius, figure de sophiste professionnel dont Gibbon 
  raille les écrits contournés, " vaines compositions d'un 
  orateur qui cultivait la science des mots " (Histoire de la décadence 
  et de la chute de l'Empire romain, chapitre XXIII), apparaît très 
  embelli dans Daphné. On ajoutera à ces reproches traditionnels 
  la version tendancieuse du sac de l'archevêché à Paris, 
  le 15 février 1831. Déclenchée par une provocation légitimiste, 
  sans doute attisée volontairement par certains ministres pour donner 
  un exutoire aux griefs accumulés depuis Juillet, la fureur populaire 
  avait d'autres motifs qu'une haine générique de la culture. Il 
  faut lire en regard du tableau halluciné qui ouvre Daphné 
  la relation burlesque des faits par Stendhal ou le reportage de George Sand 
  sur ces journées où " on se battait à coups de missel 
  dans les rues de Paris " (lettre à Alexis Duteil, Correspondance, 
  édition Georges Lubin, tome I, p.811). " J'ai vu ce peuple irrité, 
  grossier, vandale, dégoûtant mais honnête, orgueilleux de 
  probité, refusant de profiter du pillage et respectant le prêtre 
  qui a béni les tombes de Juillet, quoique sa demeure touchât celle 
  du curé de Saint-Germain-l'Auxerrois qu'on dévastait, ces hommes 
  effrénés dans la vengeance s'arrêtaient sur le seuil d'un 
  ami, et après tout, lorsque le roi mitoyen tremblait sur son trône 
  mal assuré, se contenter pour toute mesure violente, de faire tomber 
  quelques fleurs de lys du front des monuments, au lieu de demander la tête 
  de ses ennemis, comme il eût pu le faire, comme il a fait en d'autres 
  temps " (lettre à Charles Meure, 25 février 1831).
  
  Oui, Vigny, cet apôtre de la réflexion indépendante, tient 
  parfois sur les révolutions des propos de chaisière excitée. 
  A quoi bon faire de Robespierre, qui tenta, on le sait, d'épargner Camille 
  Desmoulins, un auteur jaloux, capable d'envoyer à la guillotine pour 
  une critique de style ? Face à ces petitesses qui retombent sur leur 
  auteur s'impose la belle image du Danton de Wajda : le geste de mains 
  de Robespierre remontant les plis du drap sur son visage calciné.
  
Aussi l'exploration historique ne répond-elle dans ce livre qu'à 
  une question déjà tranchée. Elle demeure au niveau de la 
  rhétorique, n'atteint pas celui de la recherche. On a accordé 
  beaucoup de poids, dans sa genèse, aux déceptions de l'auteur 
  après Juillet. La déception était alors bien portée 
  : un certain Alphonse Le Belle publie un journal éphémère 
  sous les titres successifs du Désabusé d'août 1830, 
  de la Confession au peuple, puis de L'abusé de juillet 1830. 
  Mais comment Vigny ne serait-il pas déçu quand l'essentiel de 
  son investissement politique consiste dans le maintien de l'ordre, qu'il assure 
  avec zèle dans la Garde nationale pendant l'hiver 1830-1831, au moment 
  où les procès politiques commencent à pleuvoir sur Raspail, 
  Barbès, Blanqui, et Lamennais vers qui il fut attiré ? Quand en 
  somme, même si sa pensée est réservée, il emploie 
  son activité à contenir des forces qui, à hue et à 
  dia, tentaient de tirer la monarchie constitutionnelle hors de ses marais ? 
  François Germain a indiqué, dans son étude sur L'Imagination 
  d'Alfred de Vigny, les racines prérationnelles de sa peur des foules 
  et des tumultes. Quoi qu'il en soit, sa politique paraît trop souvent 
  taillée sur le patron qui, rajeuni de quelques ornements, servira aux 
  intellectuels pendant trois demi-siècles, et dont Hugo a donné 
  à propos de la Commune la formule prudhommesque : en théorie je 
  suis pour, en pratique je suis contre. Avec sont complément " naturel 
  " : ah ! si les philosophes étaient rois
 Le Journal 
  tiré de ses notes par ses héritiers se contente souvent de variations 
  sur ce thème. Mais si Julien et son cénacle atteignent un degré 
  de présence qui manque à ses autres héros exemplaires, 
  c'est peut-être que Vigny réalise avec l'Apostat la synthèse 
  d'une politique active et précise de résurrection du passé, 
  et d'un mouvement plus profond qui le porte vers la défaite par désaccord 
  intime avec son temps. Julien, que Gibbon montre frappé accidentellement 
  en plein triomphe, se laisse chez Vigny glisser dans une mort bienvenue qui 
  le délivre de ses contradictions - comme Cinq-Mars, dix ans plus tôt.
  Pour Stello, la tentation de l'engagement est sans doute plus puissante que 
  pour l'auteur, retenu alors par mille répugnances. L'" apathie " 
  conquise par le Docteur Noir au feu de l'expérience vient à point 
  cautionner les timidités de l'homme Vigny. Mais il y gagne malgré 
  tout une conscience plus fine des incompatibilités de rythme et de phase 
  entre l'art et la politique.
  
La rhétorique qu'elle revêt grève pourtant cette conscience 
  de quelques simplifications passéistes. Avec ses trois récits, 
  le Docteur prétend avoir fait le tour de tous les régimes et de 
  tous les pouvoirs possibles. Il y manque le pouvoir direct des masses, objection 
  que Vigny se fera à lui-même au début de Daphné. 
  Mais il y manque surtout la question moderne de l'attitude du poète devant 
  les nouvelles conditions de la production littéraire. Quelques remarques 
  exceptées, les malheurs de Gilbert, de Chatterton et de Chénier 
  datent de l'ère préindustrielle. Les puissances qui étouffent 
  Chatterton représentent sans doute la bourgeoisie ; et Vigny a accentué 
  le trait dans le drame en faisant de Mister Bell un patron autoritaire, et non 
  un simple boutiquier. Mais Chatterton attend encore son salut ou sa perte du 
  mécénat, non des éditeurs et des libraires. Le martyre 
  des trois héros de Stello relève d'une légende dorée 
  déjà marquée d'un léger parfum de provincialisme, 
  celle dont Mme de Bargeton " beurre ses plus belles tartines " pour 
  peindre à Lucien de Rubempré ses futures épreuves de poète, 
  dans la première partie d'Illusions perdues (1837). Les trois 
  belles âmes de Vigny ne participent pas au désordre du monde, et 
  on ne les verra pas gangrenées peu à peu par les mille petites 
  horreurs du journalisme et du charlatanisme littéraire qui trouvent en 
  Lucien une proie consentante.
  
  Stello est contemporain des échos aigres et parfois tragiques 
  de la crise de la librairie qui a suivi la crise industrielle de 1827. En paroles, 
  le " sacre de l'écrivain ", pour reprendre l'expression de 
  Paul Bénichou. Dans les faits, un marché du livre morose, que 
  la suppression de principe de la censure après Juillet 1830 ne parvient 
  pas à galvaniser. Mais Stello est antérieur à un 
  important tournant pour le peuple littéraire, celui de 1836, marqué 
  par la naissance de deux journaux de masse concurrents, La Presse de 
  Girardin et Le Siècle de Dutacq, qui purent, grâce à 
  la publicité, offrir à leurs feuilletonistes des salaires enviés 
  et un esclavage doré : le talent de Gautier s'y est englouti. Antérieur 
  aussi aux batailles législatives pour la prolongation de la propriété 
  littéraire, de 1839 à 1841, et à la vague de revendications, 
  à la vigilance accrue envers les éditeurs qui les accompagnent. 
  Si Vigny ne s'est pas porté en tête du groupe de journalistes et 
  d'auteurs qui fonde fin 1837 la Société des gens de lettres, s'il 
  n'est pas, contrairement à la légende, l'initiateur du débat 
  législatif de 1839, il intervient pourtant alors avec une argumentation 
  économique serrée. En homme informé, car, ainsi que l'a 
  montré André Jarry par une analyse minutieuse de ses agendas de 
  1838, Vigny " est alors un auteur qui vit de sa plume ; ou plus exactement 
  du passé de sa plume " (à cette date, les uvres 
  complètes, entreprises chez Delloye et Lecou). La lettre De Mademoiselle 
  Sedaine et de la propriété littéraire qui résume 
  sa position, datée du 15 janvier 1841, sera jointe à l'édition 
  Charpentier de Stello la même année comme un complément 
  naturel. Reste que la logique de cette défense de la propriété 
  littéraire conduisait alors aisément à identifier le travail 
  littéraire avec les activités reconnues socialement utiles, à 
  enrôler l'artiste dans l'armée des producteurs. Non pas à 
  la façon des saint-simoniens, comme on l'a dit injustement, car Saint-Simon, 
  Comte et Barrault dans leur appel " Aux artistes " se gardent de telles 
  simplifications. Mais à la manière des épigones dont Stendhal 
  s'était moqué dans son pamphlet de 1825, D'un nouveau complot 
  contre les industriels. La distinction développée par Stello 
  entre le poète et l'homme de lettres orne de métaphores éloquentes 
  une antithèse banalisée depuis Diderot : un article d'Emile Deschamps, 
  frère d'Antoni, la reprend encore dans la Revue des Deux Mondes 
  dès mai 1831, sous le titre d'Esquisses morales. Même Stendhal, 
  si peu " littéraire " au sens traditionnel du terme adopte 
  cette typologie, plus existentielle que stylistique : " Ce ne sont pas 
  les paroles de Lanfranc qui étonnent et qui font rire, ce sont ses actions, 
  inspirées par des motifs qui ne sont pas ceux du commun des hommes, et 
  c'est pour cela qu'il est poète, autrement il serait homme de lettres 
  " (Racine et Shakespeare II, édition Roger Fayolle, p.100).
Quelque chose chez Chatterton et Gilbert, chez Stello lui-même, résiste 
  non seulement à l'enrôlement politique, mais aussi à la 
  banalisation économique du travail littéraire, à sa réduction 
  au mesurable, au régulier et au reproductible. Fidèle au saint-simonisme 
  qui l'a tenté pendant les deux ans qui précèdent la rédaction 
  de Daphné, Vigny préserve des passages entre le poétique 
  et l'utile, entre l'art et la morale. Emile Deschamps, après avoir réclamé 
  des pensions pour les jeunes poètes, concluait superbement : " Par 
  exemple, on crierait encore aux sinécures. C'est bien le cas en 
  vérité ! sinécures !
 barbares ! Le lion et la girafe 
  sont des sinécures aussi, et personne ne s'en plaint, pas même 
  les chevaux de fiacre. " Les poètes de Stello peuvent rendre 
  par essence des services à la société, ils ne sont pas 
  par choix des héros du manque et du négatif. Leur amertume autodestructrice 
  s'arrête en deçà du sarcasme baudelairien, ou même 
  des insolences d'un Gautier dans la Préface de Mademoiselle de Maupin 
  (1835) : " Non, imbéciles, non, crétins et goitreux que vous 
  êtes, un livre ne fait pas de la soupe à la gélatine ; un 
  roman n'est pas une paire de bottes sans couture ; un sonnet une seringue à 
  jet continu. " Inassimilables, ces noirs jeunes gens restent méritants, 
  et ils travaillent. Mais ce sont, comme leur auteur, des travailleurs 
  de nuit, que les " bruits odieux du jour " plongent " dans un 
  sommeil pesant et douloureux ". Le lieu commun, bon tout au plus pour les 
  tartines de Mme de Bargeton, de l'uvre " fruit des veilles ", 
  prend dans Stello une consistance poétique qui rachète 
  les bavardages, les trivialités politiques, et même le comique 
  involontaire de la grande conscience en chômage : " On vient de faire 
  sans moi une révolution dont les principes sont bien confus " (Journal, 
  23 décembre 1831).
  
  La nuit qui baigne la Première Consultation n'est pas le décor 
  obligé des lithographies railleuses de Daumier, Johannot ou Gavarni sur 
  l'" artisse ", mais le signe de la différence du poète, 
  le produit d'un commandement intérieur : " La nuit brillante enferme 
  en ses bras maternels toutes les contradictions, et sur son cur, il n'est 
  plus de parole vraie, fausse, chacune étant, hors de l'obscur, l'incomparable 
  naissance de l'esprit, celle que l'homme connaît dans l'invention d'une 
  pensée (
). Toute conception et l'ivresse de la nuit sont intimement 
  entrelacées (
). Dans ces nuits-là, le Moi ne retient rien 
  en lui-même, nulle condensation de son avoir, à peine un souvenir 
  ; le Soi-même exalté rayonne dans un oubli infini de soi-même 
  " (Robert Musil, L'Homme sans qualités, tome II, chapitre 
  45, traduction de Philippe Jaccottet).
  
La nuit balsamique de Daphné semble vouée à des 
  pensers plus universels. Vingt-cinq ans avant Renan, Vigny s'y engage dans l'évaluation 
  de civilisations et de religions qu'il sait mortelles. Il y dresse le tableau 
  critique d'un christianisme des masses, d'un christianisme des brutes, et, tout 
  ensemble, des faubourgs corrompus qui se plaisent à ses abandons sentimentaux. 
  Hardiesse en partie compensée par la dénonciation du vandalisme 
  prolétarien et le parallèle entre les destructeurs de l'antiquité 
  classique et les modernes Calibans. Mais la compensation n'est pas suffisante 
  pour que Vigny se résolve à publier cette défense et illustration 
  de l'apostasie, dont il avait déjà brûlé pour les 
  mêmes motifs, une première ébauche, une " tragédie 
  de Julien " écrite en 1820.
  Mais cette nuit attique et asiatique à la fois, habitée par le 
  souvenir du Banquet platonicien, sera pour la poésie le théâtre 
  d'une épreuve plus redoutable que la dialectique du Docteur Noir, puisqu'elle 
  met en jeu non seulement l'insertion sociale de l'activité poétique, 
  mais son noyau langagier, son rapport aux mythes et aux images. Les symboles 
  grossiers et populaires, les " poupées divines " et les fantasmagories 
  spontanées qui leur font cortège, ne sont-elles pas plus nourrissantes 
  pour les Barbares que les produits raffinés de l'art individuel, les 
  inventions de personnalités d'exception, voile trop fin sous lequel " 
  on voit nos pieds de philosophes et de savants " ? Or il faut bien " 
  passer le trésor de la morale " aux Barbares, et choisir pour cela 
  les moyens adéquats : Libanius ne renonce pas à ce commandement 
  humaniste. A quoi bon alors le travail sur le symbole qui nourrit les poèmes 
  philosophiques des Destinées, pourquoi et pour qui polir leur 
  double face, le récit et le message ? C'est à Daphné et 
  non sur le champ de bataille que Julien entend de Libanius la condamnation de 
  l'uvre qui lui tient le plus à cur, et qui n'est pas son 
  uvre politique, mais son labeur de poète.
  
  A travers le parallèle des Barbares antiques et modernes, cette mise 
  en question, nourrie de Vico, de Ballanche, peut-être de Hegel connu par 
  les cours de Victor Cousin, risque de conduire logiquement le poète Vigny 
  à l'asphyxie et au silence. Le relatif tarissement de son uvre 
  après 1836 a sans doute d'autres motifs, et ce doute n'est qu'un moment 
  dans l'uvre de Vigny, réparé par l'optimisme tempéré 
  des Destinées : " Jeune postérité d'un vivant 
  qui vous aime
 Flots d'amis renaissants
 " Mais peut-être 
  le moment le plus aigu, celui où l'on regarde en face les raisons de 
  l'adversaire au lieu d'abonder dans son propre sens, et qui rayonne de la lumière 
  noire de l'interrogation radicale.
Annie Prassoloff