Le statut juridique de la femme auteur

Romantisme, 1992, III, "La femme auteur au XIXème siècle",
coordonné par Nicole Mozet, p.9-14.

 

Dramatisons pour un moment. En 1841, le projet de loi sur la propriété littéraire accepté en 1839 par la Chambre des pairs entre en discussion à la Chambre des députés. Les rapporteurs trébuchent sur le statut de l'auteur femme, le projet tombe en ruines : il n'y aura pas de loi complète sur la propriété littéraire avant 1938 et 1957. Le droit d'auteur recule parce qu'il aurait fallu accorder un droit moral à un être dépourvu d'autonomie morale.

La question est soulevée à la Chambre par un monsieur Durand de Romorantin. La Gazette des tribunaux rapporte que " plusieurs de nos blue-stockings s'étaient donné rendez-vous au premier rang des tribunes réservées ". M. Durand, donc, s'élève contre l'expression proposée à l'article 3 du projet de loi : " le produit des publications faites par le mari ou par la femme avec le consentement de son mari ". Il réclame pour la femme auteur " une émancipation complète ". Il réclame pour la femme auteur " un émancipation complète ". Commentaire d'Alphonse Karr dans ses Guêpes d'avril 1841 : " Ces messieurs voulaient que la femme de lettres fût placée au-dessus des lois qui régissent toutes les autres femmes, et peu s'en est fallu qu'il ne fût voté cette monstruosité. […] C'est Maître Dupin qui a sauvé la Chambre de ce vote par trop saint-simonien ". Maître Dupin, avocat, magistrat, conseiller ordinaire de Louis-Philippe, réplique en effet : " l'auteur doit être roi de sa pensée, roi absolu et non pas seulementroi constitutionnel ". La suite logique, pour lui, ce n'est pas qu'il faut émanciper la femme, mais l'exclure de la catégorie des auteurs à part entière, puisqu'elle ne peut en exercer les prérogatives.

De fait, Villemain et Lamartine, deux des rapporteurs les plus écoutés, s'étaient montrés incapables de répondre aux question concrètes et d'ajuster le principe du droit d'auteur aux minuties des régimes matrimoniaux. L'égalité des droits s'étendrait-elle jusqu'au libre choix par la femme de son exécuteur testamentaire ? Respecterait-on ses vœux pour la publication de ses inédits, au détriment, peut-être, du décorum familial ? Pourrait-elle user librement du nom de son mari ? Sous le feu roulant de ces questions, les malheureux rapporteurs purent mesurer, et laisser voir, leur impréparation, et l'épreuve fut cruelle à la fois pour l'image de la femme auteur et pour le destin du projet de loi.

Reste une satisfaction platonique : selon Stig Strömholm, historien du droit d'auteur au dix-neuvième siècle, c'est à l'occasion de ce débat que fut employé pour la première fois dans son acceptation actuelle le terme de droit moral : " Le droit de publier est pour la femme un droit intellectuel, moral… " (Moniteur Universel, 1841, p. 733).

Dans son cours sur le droit social des femmes, professé au Ranelagh, Louise Dauriat demandait en 1836 et 1837 la révision générale de tous les articles inégalitaires du code civil, l'abolition des articles 216 et 217 interdisant à la femme l'exercice du commerce sans l'autorisation maritale, des articles 22 et 23 soumettant à la même condition sa liberté de plaider. Elle reprit ce programme dans une pétition présentée à la Chambre des députés. Le seul titre de la pétition souleva en séance une tempête de rires. Auparavant, le Journal des Femmes (11 mai 1833) avait demandé l'ouverture des écoles des beaux-arts au public féminin, la Gazette des Femmes (janvier 1837) celle de l'institut.


Mais en 1841, dans sa partie la plus sérieuse, le Journal des Femmes s'intéressait plutôt à la réception de Victor Hugo à l'Académie qu'à l'avenir de la femme auteur. La Gazette des Femmes, bourgeoise et modérée, avait dû se battre pour son propre compte sur un point professionnel précis : la possibilité pour une femme d'être gérante-responsable d'un quotidien. Mais elle cessa de paraître en avril 1838. Quant aux publications des féministes saint-simoniennes ou fouriéristes - la Tribune des Femmes de Jeanne Désirée et Suzanne Voilquin -, elles demandaient " que nous puissions embrasser telle profession qui nous conviendra sans que nous soyons obligées d'avoir l'autorisation d'un mari ". La Tribune rapproche les suicides de la journaliste saint-simonienne Claire Demar et de son compagnon de celui d'Escousse. Mais, sans partager apparemment la défiance des journaux ouvriers envers l' " aristocratie intellectuelle ", elle allait au plus pressé : la défense de la femme contre les tyrannies familiales, et l'accès à une base minimale d'éducation.

Victor Considerant n'avait sans doute pas tort d'accuser en 1841 le feuilletoniste du Courrier français de s'en prendre aux femmes auteurs par jalousie professionnelle et crainte de la concurrence. Mais, parmi les femmes de lettres elles-mêmes, une Sophie Ulliac Trémadeure ne consacrait pas moins de 352 pages à un roman " adressé aux jeunes filles ", Emilie ou la jeune fille auteur, décrivant les ruineuses conséquences du professionnalisme chez les écrivains femmes : parmi ces catastrophes, la chute du mari préoccupé dans un fossé, et autres incidents à faible valeur démonstrative… Etrange, mais banal aussi, cet apologue expiatoire chez une femme qui disait avoir refusé le mariage, à quarante ans, pour ne pas abandonner le nom qu'elle s'était fait dans les lettres.

Une fois le projet de loi sur la propriété littéraire renvoyé aux calendes, la question bravement soulevée par Durand de Romorantin resta livrée aux chances et aux malchances des compromis privés, comme le seront pendant près d'un siècle tous les choix professionnels de la femme mariée. En 1919, une thèse de Montpellier sur L'Autorité maritale sur la personne de la femme admet la liberté de conscience et la liberté religieuse de l'épouse, mais pose comme normal, avec l'autorité de Pothier, que la sphère du " for intérieur " relève du contrôle marital : " La femme porte le nom de son mari et de ses enfants et il peut être nécessaire de lui retirer les moyens d'exposer ce nom à la critique et au ridicule ". En cas d'abus, la femme peut toutefois demander l'intervention du juge. Le tribunal de la Seine accorde ainsi à une femme, le 16 mai 1891, l'autorisation de s'engager dans un théâtre malgré le veto marital.

Une femme compositeur (Loïsa Puget, Pauline Viardot) pouvait - en termes de convenance, et non plus de droit - interpréter ses mélodies, mais non diriger l'exéctuion d'un symphonie ou d'un opéra. Pour les arts plastiques, même si l'Académie était ouverte aux femmes, avec un quota, à la fin du dix-huitième siècle, un conseiller d'Etat pouvait obtenir de sa femme, peintre apprécié, qu'elle renonce à une exposition pour des questions de bienséance :

Ne m'en veuille pas, écrit la comtesse Benoist à son mari, si mon coeur s'est ému d'abord du parti qu'il me fallait prendre en satisfaisant enfin à un préjugé de la société auquel il fallait bien après tout se soumettre. Mais tant d'études, tant d'efforts, une vie de travail acharné et après une longue période d'épreuves, enfin le succès ! Et puis voir soudain tout cela comme un objet de honte ! Je ne pouvais m'y résoudre. Mais tout est bien ainsi, n'en parlons plus, je suis redevenue raisonnable.

De fait, les femmes auteurs qui semblent avoir constitué une partie assez considérable du personnel littéraire de la Monarchie de Juillet, ne sont pas assujetties à la tutelle sans nuances qui faisait des grandes romancières britanniques de la même époque étudiées par Françoise Basch des incapables civiles. Jane Austen, les soeurs Bronté ne peuvent signer ni un contrat ni un bail, elles ne peuvent engager ni poursuites pour dettes, ni plainte pour diffamation, même lorsque la presse les traite, comme la féministe Caroline Norton, de " She-devil " ou de " She-beast ". Elizabeth Gaskell discute elle-même avec ses éditeurs, mais son mari empoche
" tout naturellement " ses premiers gains.

L'apparente liberté de mouvement d'une George Sand en France ne doit pas faire illusion. Elle délivre d'abord le baron Dudevant et la mère de celui-ci du souci d'une souillure littéraire sur un nom immaculé. Mais elle a beau régler en propre toutes ses affaires de librairie, elle prend conscience soudain en 1834 que sans la signature de Monsieur Dudevant, son premier traité avec Buloz n'est qu'" un chiffon de papier ". Même après la séparation légale, Bonnaire pose la question, le 17 avril 1842 : Madame Dudevant, bien que séparée, peut-elle rester en justice sans l'autorisation de son mari ? Oui, répond Dumont, avoué de George Sand, par jugement. Mais cinq ans plus tard, dans l'affaire de La Mare au Diable, la cour royale s'avise tout à coup d'exiger l'autorisation formelle et ponctuelle de M. Dudevant, et l'affaire est remise à six mois " pour l'accomplissement des formalités nécessaires à cette mesure préjudicielle ". Même si le mari s'abstient, les adversaires de l'auteur femme peuvent donc toujours utiliser cette inégalité potentielle pour retarder une action qui les gêne.

On peut comprendre une Louise Colet qui, incertaine de son droit et lasse de guetter à l'horizon le chevalier de ses rêves, s'en va planter un couteau de cuisine dans le dos de son diffamateur Alphonse Karr, s'attirant le commentaire peu sonoral de George Sand : " Il n'y a pas à plaisanter avec les femmes de lettres de ce temps-ci. Ce sont des tigresses, des panthères, des léopardes... ". Mais on verra dans ces mêmes années des feuilletonistes femmes plus au clair, peut-être, avec leur idéal du moi, mais aussi plus libres de tutelles légales (car Hippolyte Colet, le mari de la Muse, vivait encore en 1839), on les verra utiliser avec pugnacité la part des armes juridiques qu'elles peuvent saisir : Flora Tristan assigne Ladvocat devant le tribunal de commerce le 30 août 1839 pour obtenir le règlement des billets à ordre souscrits en paiement de ses Pérégrinations d'une Paria. Et madame Chailly-Ramet, feuilletoniste dont la Gazette de France a perdu l'article, attaque vigoureusement la rédaction. Si la Gazette a maltraité son papier, " c'est qu'[elle] n'y parle ni du père Lacordaire ni d'Henri V (on rit) ". Face à cette plaignante décidée, fière de sa pauvreté laborieuse, la feuille légitimiste et son populisme aristocratique passent un mauvais moment : " Si j'avais des rentes, je ferais comme M. de Genoude, je vivrais au Château du Plessis ! "

Mais ces plaideuses restent minoritaires. Pour ses divers procès George Sand délègue toujours sa défense, même si elle en organise discrètement tous les détails. Et leurs droits incertains sont facilement rognés. En février 1846, la cour royale de Paris refuse à la fille de Laffitte le droit de publier les Mémoires posthumes de son père sans l'autorisation de son mari, auquel l'oppose pourtant un pénible procès de succession. Et cela en dépit de l'" intérêt moral qu'elle aurait, soulignent ses avocats, à empêcher ou permettre la publication des Mémoires de Monsieur Laffitte ".

Les questions d'héritage, pourtant, consacrent le plus souvent la revanche des veuves dans l'industrie des lettres comme dans les autres. Tout empreint de sensiblerie Second Empire, le texte de 1866, dont les mesures seront reprises dans la loi de 1957, s'attendrit sur la " compagne de l'homme de génie " : elle " lui prête l'assistance de son cœur droit et de son esprit élevé. Par ses grâces, par ses vertus, elle rend plus facile l'œuvre de celui dont elle partage des déceptions et les triomphes. C'est la première dépositaire de sa pensée et la gardienne la plus pieuse de sa mémoire et des ouvrages pour lesquels elle est devenue, en quelque sorte, son associée et sa collaboratrice ". Laissons les images goguenardes et dépenaillées des " Muses de l'artiste " de Devéria, Gavarni ou Johannot danser autour de ce texte la sarabande infernale qui en serait l'hygiénique contrepoint. C'est Sainte-Beuve qui fut le rapporteur du projet : " Quoi de plus touchant […] que de voir dans un intérieur simple, modeste, ce travail intellectuel de l'homme, ce recueillement et ce silence de la pensée respecté, compris par la femme, qui, quelquefois même, dans un coin du cabinet et l'aiguille à la main, y assiste ". Rions jaune ! … Il est juste d'ajouter que Sainte-Beuve proposait de faire une place au veuf dans la loi : " Le rôle de mari d'une femme de lettres, d'une femme artiste est sans doute délicat à porter. La gloire d'une épouse est un pesant fardeau. Mais […] le propre de la société moderne est de comprendre et de maintenir le plus possible le sérieux et l'égalité dans toutes les choses honorables et bonnes ".

Dans le projet de 1837-1841, un amendement de M. Bourdeau avait remplacé le terme " veuve des auteurs " par : " les héritiers, ayant cause ou conjoint survivant des auteurs ". Le projet Montalivet de 1810 précisait, lui, les " veuves non remariées ", restriction vertueuse dont ne s'était pas embarrassé le projet concurrent de Fouché. Mais elle subsiste dans la loi moderne de 1957, article 19, 2 : le droit de divulgation des œuvres posthumes est exercé à défaut des exécuteurs testamentaires désignés par l'auteur " par les descendants, par le conjoint contre lequel n'existe pas un jugement passé en force de chose jugée de séparation de corps ou qui n'a pas contracté un nouveau mariage ".

Chez les éditeurs en revanche, par une mesure qui tient plus à la tradition corporative qu'à une innovation égalitaire, le brevet du libraire mort échoit à sa veuve. C'est ainsi que madame Béchet, madame Dondey-Dupré sont devenues des figures importantes de l'édition romantique et les adversaires en justice d'un Balzac ou d'un Dumas.

Mais pour les auteurs femmes plus encore que pour les autres, la " publicité " judiciaire ne représente qu'une petite partie de l'iceberg immergé. Nous souhaitons que les monographies en cours fassent leur place à ces questions de traités, droits et obligations, et permettent de reconstituer un quotidien juridique de l'écrivaine dont l'histoire éditoriale d'une George Sand ou d'une Germaine de Staël, vedettes littéraires et mondaines, chacune dans sa sphère, ne peut donner la tonalité exacte.


Alphonse Karr n'avait pas tort de s'inquiéter en 1841 : sans briser les cadres idéologiques du droit, l'activité et l'interrogation autour du droit d'auteur constitue dans ce cas aussi un secteur privilégié, où les lourdes discriminations du Code Civil sont bousculées par l'esprit spontanément égalitaire de la " déclaration des droits du génie ", ce génie qui, comme les anges, n'a pas de sexe. Dans une certaine mesure, le libéralisme intrinsèque qui imprègne le droit des matières artistiques fait encore aujourd'hui, tend à faire de l'auteur une sorte de " super-conscience ", essentiellement apte à surmonter les limitations courantes du droit, comme l'incapacité du fou et du mineur, suspendue en matière de contrat d'édition dans la loi actuelle. L'infirmité de l'écrivain femme assujettie à la famille a quelque chose de choquant pour les défenseurs du droit d'auteur. Ladvocat avait payé 2000 francs les Mémoires sur la reine Hortense de mademoiselle Cochet, mémoires laissées à l'état de manuscrit après le mariage et la mort de l'auteur. En première instance, le 26 juillet 1837, le tribunal de la Seine autorise les créanciers du mari à pratiquer une saisie-arrêt sur les droits d'auteur. Mais la conférence des avocats se passionne pour l'affaire, et refuse à la majorité la solution retenue qui, selon elle, banalise le travail littéraire et son produit en le soumettant à l'ordre trivial du contrat de mariage. Le souci qui les inspire est d'évidence moins la cause des femmes que celle de la littérature, avec la volonté de lutter contre sa banalisation commerciale.

Selon Jean Carbonnier, les acquis principaux du Code civil se soldent par " un individualisme réservé au pater familias ". Soutenues parfois par une opinion plus favorable à l'auteur en général que proprement féministe, et sans mener de campagne militante systématique, apparemment, les auteurs femmes en France surent profiter de quelques espaces de liberté que leur laissaient les incertitudes du système et de la grammaire juridiques.

Annie Prassoloff
Université Paris VII