Signes réunis
Des régimes sémiotiques de la musique baroque

Opéra Baroque et théâtralité, Hommage à Jean-Jacques Roubine,
Textuel
, n°26, Décembre 1993.

 

Ecoutons les pleurs de saint Pierre dans la Passion selon saint Matthieu chantée par René Jacobs, sous la direction de Philippe Herreweghe :

Et sortant, il pleura amèrement
Aie pitié de moi, mon Dieu, au nom de mes larmes,
Vois,
Mon cœur et mes yeux pleurent devant toi…

Puis dans la version de Kirsten Flagstad, dirigé par Walter Susskind en 1950, une voix superbe, un beau son de premier violon, mais… Mais ce violon auquel Jacques Chailley trouvait " des aspects d'improvisation presque tzigane ", et qui gardait toute sa flexibilité sous la direction d'Herreweghe, se voit cette fois " redressé " par un tempo solennel qui efface comme une incongruité son rythme dansant de Sicilienne. Et surtout - Bach est un constructeur, que diable ! - il est encadré par un clavecin (ajouté à la partition, apparemment), qui remet la mesure ternaire au carré et endigue dans une écluse le ruissellement baroque. Ici, la continuité de chaque ligne mélodique est fractionnée pour consacrer le primat de l'expressivité vocale. Et ce remodelage hiérarchique heurte directement la loi de composition de la musique baroque résumée par Guy Scarpetta, citant Glenn Gould : " préserver l'autonomie structurelle des lignes et des motifs inclus dans le fondement des structures verticales ".

En 1990, la librairie de la FNAC proposait à Paris " les cent disques du Baroque ". En 1994, on en donnera bien deux cents… Il y a quinze ou vingt ans, on en aurait difficilement trouvé vingt, et encore en fouillant dans les fonds anciens comme ceux de l'Oiseau Lyre ou de Nadia Boulanger. Cette résurrection n'a pas commencé en France, mais elle y a trouvé des paladins convaincus - Philippe Beaussant, Jean-Claude Malgoire, Francine Lancelot, William Christie - tous ceux qui, en décapant cette musique du vernis pseudo-classique qui l'empâtait, l'ont mise au monde une seconde fois.

Essayons, sur leurs traces, de reprendre l'irritante question des caractères esthétiques spécifiques du baroque en musique, du point de vue de son fonctionnement sémiotique (et non d'une analyse musicologique qui est abondamment faite ailleurs).

Il serait assez aisé de poursuivre le travail de repérage d'une thématique baroque accompli par Jean Rousset pour la littérature. Par exemple, la prédilection pour les éléments au sens physique et alchimique du terme. Et parmi eux, pour l'eau, pour l'aquatique. Dans son Iconologie (1598), grand dictionnaire allégorique qui inspire les arts plastiques, Cesare Ripa indique qu'une bonne confession doit être " lacrymabilis ". Un autre " Erbarme dich… ", celui de Schütz (SWV 447), où l'on retrouve les larmes du pêcheur, disciplinées et intériorisées par le choral, offre, comme le remarquait Philippe Beaussant, le modèle du raisonnement baroque, " Aie pitié de moi parce que je pleure " : l'affect, mais en extériorité, ce qui ne compromet pas sa sincérité, contrairement à la religion historiquement datée du sentiment secret. Les exemples sont légion, de l'ariso 9 de la Passion selon saint Jean - " Laisse-moi verser sur ta tête, comme un parfum, les larmes de mes yeux " - , ou l'air n°63 - " Fonds-toi, mon cœur, en flots de larmes " - , ou la cantate BWV 21 - " En ruisseaux de larmes salées " -, ou, en remontant dans le temps, le déploiement sensoriel (les délices de la punition) des Larmes de saint Pierre de Lassus.

Affects en extériorité, qui passent par la danse : le chorégraphique est pour Descartes la médiation obligée entre les effetti du son et les affeti de l'âme. Affects en extériorité qui affichent, au lieu de la cacher, la machinerie corporelle qui la produit : par exemple les effets de suffocation, dans le " Erbarme dich " de Schütz, ou dans cet air d'Ottavia du Couronnement de Poppée de Monteverdi : " A… A… Adio Roma ". Notons cependant que, lorsque Bach reprendra le même effet dans la cantate 21, " Ich… Ich… Ich hatte viel bekümmerniss… ", cet effet apparaîtra comme un maniérisme incongru.

Caractéristique aussi, et nous acheminant vers un fonctionnement sémiotique spécifique, le goût " puéril " pour les effets d'écho. Le père Mersenne, rédacteur sobre de l'imposante Harmonie universelle est saisi d'un joyeux vertige quand il rencontre l'Echo :

"Mais connaissant l'humeur fuyarde, et le difficile accès de l'Echo nymphe de l'air, fille de Junon, Nayade, Dryade ou Oreade, vous m'excuserez de n'avoir exigé d'elle le louage des bois, prez, rivières, jardins, maisons et montagnes qu'elle tient, car cette mauvaise débitrice quittait souvent le logis, ou se faisait celer pour dire qu'elle n'y était pas. Ce qui a fort tourmenté un mois durant son créancier, qui n'a cessé de la chercher le matin, à midy, au soir et à la nuit, en beau et mauvais temps […]. Cette nymphe usurière a des intelligences partout, et de grandes correspondances dans les bois, lits de rivière, marets, isles, caves, Eglise, rochers, rues et continuation de murailles, puits, basse-cour de ferme, trous à fumier au milieu des fermes, pressoirs et cours remplis de muids, etc. "

En musique, c'est le double écho sur le nom royal de Louis dans la musique de Charpentier pour le Malade imaginaire, ou le double écho, instrumental et vocal dans l'Oratorio de Noël de Bach, ou la reprise par un canon à huit voix du nom de la reine dans la dernière Ode d'anniversaire que lui dédie Purcell (1963) : " Repeat, repeat Maria, Maria's name… "

Par-delà le reprérage thématique, on pourrait aussi, comme dans les autres arts, mesurer la " température " baroque de la musique à la ratio, la proportion hégélienne du sujet et de la forme, ou plutôt à sa disproportion. Ecoutons, par exemple, un air da capo du Semele de Haendel, interprété par Kathleen Battle, ornementation généreuse d'un thème ostentatoire déjà plus que baroque : " Myself I shall adore… "

La forme de l'air da capo serait inintelligible dans un art gouverné par l'urgence expressive dans le sens romantique. Exubérance de l'ornementation, mais sur un " squelette " rhétorique : exorde, propositio, argumentatio, confutatio (réfutation des objections)… Comme l'explique Johann Mattheson dans son Traité du Parfait Maître de chapelle, les thèmes musicaux sont l'équivalent des thèses oratoires, les formules de liaison, de la généralisation rhétorique.

Au départ, il y a peut-être, comme le rappelle Rémy Stricker, une nécessité technique de l'ornementation, pour prolonger le son d'instruments au son court comme le luth, et assurer le " remplissage " vocal sans lasser l'interprète ni l'auditoire.
Mais l'ornement devient la fin de l'air ou du morceau, la parure l'emporte sur la fonction, comme dans la sculpture baroque, et dans la fenêtre du couvent de Thomar, exemple canonique analysé par Wöllflin. C'est pourquoi les versions " abrégées " des airs da capo (avec répétition) sont de vrais monstres esthétiques, puisque, ainsi que le remarquait René Jacobs en commençant l'air de Semele, " la caractéristique de l'air da capo, c'est précisément qu'il est da capo ! "

Mais la collection de ces caractères - préférences thématiques, extériorisation, modèles rhétoriques, excès de la forme sur le message - ne suffira pas à me dire pourquoi, par exemple, Richard Strauss ou Mozart, ou Berio, ne sont pas exactement des baroques, malgré l'argumentation ingénieuse de Guy Scarpetta. Et la différence tient peut-être au régime sémiotique de la musique baroque proprement dite.

Nous admettons, comme beaucoup, que le régime de signification baroque se définit, par rapport à l'expressivité romantique, à la fois comme plus proche et plus éloigné de l'affect. Plus près par la mimétique corporelle, le jeu théâtral demandé aux chanteurs-acteurs, l'insistance de la " soufflerie " vocale, la présence " crue " du timbre singulier de l'instrument (les hautbois di caccia dans l'air du Golgotha de la Passion selon saint Matthieu) ; Les syllabes en lambeaux douloureux du Pianto della Madonna de Monteverdi interprété par Nella Anfuso, arrachées à la gorge jusqu'à une certaine laideur (qui nous paraît ici défendable). Plus loin de l'affect par l'interposition d'un code : Vicenzo Galileo recommandait au compositeur d'étudier le langage des passions non dans le peuple, mais au théâtre, chez les Zanni. Mais il faut rappeler aussi le fractionnement du texte à traduire musicalement en microsèmes ; tout ce système madrigalesque ou figuraliste, presque mécanique à première vue, qui donne un équivalent musical mot par mot, " monter ", " descendre ", " loin " - grand intervalle de neuvième -, entrée du chœur sur omnes (tous), dissonances sur les mots honnis comme le " Golgotha " de la Passion. André Pirro en avait constitué un dictionnaire très complet en 1906 dans son Esthétique de J.-S. Bach (Fischbaker), sans que les conséquences pour l'exécution en soient tirées au point où elles l'ont été récemment.

Dans un air italien décrit par l'abbé Raguenet, sur les mots " percé de mille flèches ", " chaque violon paraissait être un arc ; et tous les archets, autant de flèches décochées dont les pointes semblaient darder la symphonie de toutes parts ". Et Jacques Merlet citait récemment dans ses émissions dur " Bach et l'Europe " cet exemple de figuralisme extrême, le tressaillement du futur Jean-Baptiste dans le sein de sa mère évoqué par une sorte de hoquet orchestral dans la cantate.

Mis à part son caractère " pointilliste ", ce lexique n'est pas jusque là incompatible avec l'idée romantique et postromantique de l'expression. Mais les choses se compliquent quand, par exemple, le figuralisme emprunte le détour d'un jeu de mot graphique (dièse sur le mot croix parce que Kreuz est aussi le terme allemand pour dièse) ; celui des anagrammes : en passant par la conversion numérique des lettres de l'alphabet, le père Marsenne ne propose pas moins de soixante mélodies anagrammatiques sur le nom de Jésus. En passant par ce que Manfred Bukofzer appelle " a sort of indirect iconology of sounds ", on aboutit à une marqueterie de significations marqueterie ou mosaïque est le sens premier du mot " emblème ". Et, à ce point, plus d'unité émotionnelle. Dans la cantate de Bach Hercule à la croisée des chemins, l'enfance est invoquée par un motif berceur ternaire, mais à la basse, un autre motif, enroulé sur lui-même, évoque les serpents qu'il va étouffer, de façon non émotionnelle, mais purement plastique. Ce que nous voulons souligner ici, ce n'est pas seulement la pluralité des sens, mais la pluralité des codes hétérogènes, comparable à l'organisation de cette construction pour le Pompe funèbre de Turenne qui accumule, sur une architecture générale déjà symbolique, une multitude de rébus, horizontaux, verticaux et transversaux. Dans la cantate de Bach BWV 18, " Et tu aimeras ton Seigneur Dieu " s'accumulent, si nous suivons l'analyse de Manfred Bukofzer les encodages suivants :
- la trompette, image de la voix divine, parce que instrument hiérarchiquement supérieur (même au niveau corporatif) : mimétisme de positiion ;
- le retour par dix fois de la mélodie, allusion aux dix commandements : allusion numérique ;
- citation du choral sur les dix commandements ;
- Basse fuguée, forme fixe : allégorie de la Loi et de sa position fondamentale.

Ce sont donc là non seulement quatre " sens ", mais quatre régimes de signification (mimétique, numérique, citationnel, symbolisme des formes) qui se trouvent combinés.

Certes, la pluralité des lectures possibles est une donnée esthétique générale. Il ne s'agit pas ici toutefois d'un effet de lecture disponible, mais d'une donnée essentielle de la composition elle-même, dans laquelle notre perception des œuvres, toute " libre " qu'elle soit, restera tout à fait anachronique. V.-L. Tapié rappelle que pour les " Entrées " royales, on vendait des livrets expliquant le sens des décorations, emblèmes et inscriptions. On était libre de ne pas acheter ces livrets, mais on n'en savait pas moins qu'au cœur de l'ornement gisaient un certain nombre de sens programmés.

Le théâtre baroque a la même tolérance pour la cumulation de figurations hétérogènes. Dans les pièces de Rotrou, Hardy, dans Tyr et Sidon, on peut avoir simultanément le récit d'un meurtre, d'une bataille, et sa représentation gestuelle. Il n'est pas question de se priver d'un effet possible au nom d'une police de la cohérence sémiotique.

Seconde et ultime remarque, qui fonde nos réticences à parler du " bariquisme " d'un Strauss, d'un Schönberg, ou d'autres modernes, dans les arts plastiques ou littéraires. Il y a dans l'art moderne une conscience seconde, " sentimentale " au sens schillérien du terme, de la confrontation, des frottements produits par ces disparités. Le baroque semble en jouir de façon plus naïve, en tous cas moins agressive ou critique. Les effets d'écho " puérils ", côtoient les recherches contrapunctiques hautement abstraites, alors que les thèmes populaires introduits " à cru " dans une symphonie de Mahler ébranlent toute la construction et la remettent en cause. On voit certes apparaître ce souci d'évaluation des sens et des registres sémiotiques juxtaposés dans l'Illusion comique de Corneille, mais c'est ce qui en fait une pièce frontière et, à notre avis, un adieu au baroque.

Annie Prassoloff