" L'influence de la pensée grecque sur la politique des Scipions à Rome,
au IIième siècle avant Jésus-Christ ".
Mémoire de maîtrise à la Sorbonne, sous la direction de Pierre Grimal.

 

Présentation

Avant son succès (1ère) à l'agrégation de lettres classiques, Annie, déjà en proie sans doute au civisme duquel elle ne s'est jamais départie ensuite, avait scruté les politiques de la Grèce et de Rome au moment de leur véritable intersection.
Ramassons la substance de ce long mémoire autour de la personnalité de chacun des " Scipions " (surnom de Cornelii). Leurs consulats successifs couvrent environ quatre-vingt ans.
Aux apports des spécialistes modernes s'ajoutent ici les résultats d'une investigation personnelle et critique des " sources " qui, elles, s'étalent sur six ou sept siècles.
Deux témoins du IIième siècle sont privilégiés : l'imprévisible et pugnace Caton (-234 à -129) et surtout Polybe (-210 ou 205 à -125) otage grec déporté à Rome de -168 à -152, qui fut lié au dernier Scipion, Emilien. Là, on est au coeur de l'intersection.

 


Résumé du Mémoire

Avant le IIième siècle, Rome n'avait pu rester totalement isolée des mouvements affectant sa voisine, la Grande Grèce. Pensons à Tarente, à Syracuse, vainement défendue en - 212 par l'ingénieux Archimède contre les assauts de Marcellus, cinq fois consul, qui y découvre avec étonnement des merveilles d'architecture.
Mais on a légitimement insisté sur le souci ancien de Rome de s'affermir à l'intérieur des terres italiques, à l'abri des marchands des ports ; on le retrouvera chez Caton ! On s'est référé souvent à l'illustre exemple de Sparte, aux sages mesures du législateur mythique du IXème siècle, Lycurgue : égalité originelle des terres, économie fermée, monnaie monovalente, etc.
Un autre temps est venu. Même à Sparte, les vieux schémas ont été lézardés. Il n'en subsiste pas moins à Rome une image confuse de l'héritage grec, longtemps amputé de celui d'Athènes. Vers la fin du Ier siècle encore, Tite-Live, Horace nous transmettent cette image sous un aspect dramatisé : la rencontre d'une nation qui accroît et contente ses appétits territoriaux et d'un monde " cultivé ", la vigueur fruste, contre une subtilité décadente.
Certes, Scipion l'Africain (-235 à -183), qui venge la défaite à Cannes (-216) par sa victoire sur Annibal (-247 à -183 aussi) à Zama (-202), présente, après Marcellus, une figure de conquérant. Aristocrate hautain, riche propriétaire terrien, capable de traiter de " roquet " un tribun de la plèbe ; à force de clamer que l'Etat romain n'existerait plus sans ses exploits, l'Africain se verra exilé et mourra à Literne. Peut-être menaçait-il l'équilibre de la Constitution romaine, en mettant à l'épreuve sa rigueur minutieuse. La magistrature des consuls, limitée en durée, y repose sur l'interchangeabilité des hommes. Mais la " dignitas " personnelle, acquise notamment par la " virtus " du consul victorieux, a une existence reconnue. Cette " dignitas ", transmissible, fonde la " nobilitas " de sa famille, qui toutefois doit rester en équilibre avec la " libertas " de la majorité des citoyens, et s'effacer derrière la " majestas " de l'Etat. Vit-on aussi chez lui l'un des premiers hellénisants, reçu à la cour d'Antiochus en Syrie et soupçonné, peut-être, de vouloir infléchir le droite ligne romaine vers celles, suspectes, des monarchies hellénistiques ?
Chez les héritiers de l'immense empire d'Alexandre le Grand, - Antigonides, Séleucides, Lagides, - règne un principe fondamental. L'unité de chaque royaume n'y est pas territoriale, ni morale. Elle est enclose dans la personne du Roi, celui qui n'a personne au-dessus de lui et qui atteint à la divinité. Bien que l'Africain ait médité sur l'exemple d'Alexandre, qu'il ait été vu par ses soldats comme un homme providentiel, visité de visions, à la veille de Zama par exemple, il reste un Romain et n'approche pas le degré de " divinité " si marqué chez les rois hellénistiques, qu'il s'agisse d'Antiochus, de Philippe V de Macédoine (qui, selon Polybe, " jusque dans ses rêves " veut conquérir l'Italie), de son fils Persée, etc.
Les rapports entre Rome, les " Grecs " et les monarques de l'Orient sont soumis à un " droit de victoire ", fluctuant. Ainsi Antigone Doson, en -222, rend leurs lois propres aux Spartiates, quand il les délivre du tyran Cléomène ; selon Polybe, une assemblée générale des Grecs le proclame " bienfaiteur et libérateur ". Mais Philippe V, quand il fait montre d'une certaine mansuétude à l'égard d'Athènes, ne s'efforce-t-il pas de ressuciter l'idée panhellénique de résistance unie contre les " Barbares ", - entendons les Romains ? Les monarques communiquent avec les cités grecques par des lettres proclamées devant le peuple : pratique de la propagande dont se moque lourdement Caton : " Antiochos fait la guerre avec la plume et l'écritoire " ; mais des alliances ou des ententes en résultent.
Quand Flamininus, consul en -198, vainqueur de Philippe V à Cynoscéphales (-197), proclame dès l'année suivante, aux Jeux isthmiques de Corinthe, la " liberté de la Grèce ", ce n'est donc pas un précédent. Tout contemporain qu'il soit de l'Africain, ce général se doit aussi d'être, encore plus que lui, un diplomate, face non plus aux Carthaginois, mais à ces multiples " Grecs ". Une partie d'échecs se déroule entre les Rois et le Sénat, sans doute soucieux de se prémunir contre leurs ambitions hostiles, bien plus que par un philhellénisme qui serait inattendu de cette forteresse de l'enfermement. Chacun joue sur l'équivoque de la notion de " liberté " pour tenter de faire basculer le bloc grec de son côté. Démosthène n'est pas dupe de Philippe V et défend contre lui l'authentique liberté, disons collective, des cités. Antiochus et surtout Persée (-212 à -152), successeur de Philippe, reprennent le slogan de la " libération ", au point de susciter presque une croisade antiromaine.

En -182, le Sénat confie au consul Paul-Emile (-230 à -160) la direction de la stratégie et de la diplomatie en Orient. Ce futur vainqueur de Persée à Pydna (-167) est, culturellement, un philhellène accompli, entouré de grammairiens, de sophistes, et aussi de peintres, sculpteurs, etc. Savant en droit augural, il rapporte tout à la divination. Il renonce à sa part de butin de guerre, réduit celle qu'attendait son armée ; elle lui refuse le triomphe. C'est par l'ascendant des principaux citoyens qu'il l'obtient ; mais son civisme aristocratique et sa loyauté à l'égard du Sénat l'opposent à toute démagogie. D'autre façon que chez l'Africain, on voit chez lui le champ que peut laisser à une personnalité héroïque le respect de la constitution. Dès -167 il entreprend un pélerinage dans les villes illustres de la Grèce. A Delphes, est-ce pour conjuguer la romanité avec l'hellénisme qu'il fait dresser ses propres statues sur les piédestaux destinés à celles de Persée ?
Un butin qu'il ne dédaigne pas, c'est le précieux contenu de la bibliothèque de Persée à Pella, qu'il dirige vers ses fils lettrés, dont le jeune Scipion Emilien (-185 à -129). Dans les oeuvres grecques conservées là, notamment celles de Xénophon, très curieusement il manque les écrits de philosophie politique d'Aristote (une censure était-elle déjà exercée ? et dans ce cas d'espèce... à l'encontre du précepteur d'Alexandre !).
Le Sénat dote la Macédoine d'une constitution " démocratique " ; mais de cette " liberté " elle devra user " avec une sage modération ". En même temps ont lieu le pillage de 70 villes d'Etolie, la déportation à Rome de 1000 suspects achéens, dont Polybe qui, par chance, fera un vrai pacte culturel avec Scipion Emilien. Les influences helléniques vont dès lors cheminer dans la littérature, et quelque peu dans la réflexion politique, cependant que la conquête se poursuit, à l'ouest : destruction, par Emilien, de Carthage (-146) et, en Espagne, de l'héroïque Numance (-133). Puis une remarquable stabilité, selon Polybe (et plus tard, en écho, Cicéron) s'installe, due grandement à Emilien, qui aurait fait de sa vie civique et de sa vie privée une oeuvre double de philosophe...


Les apports de la Grèce à Rome peuvent être considérés à trois niveaux dans cette période :
1. Les modes de vie en sont modifiés. Polybe qualifie Rome de " grande ville hellénistique ".
2. Dans l'aristocratie, l'attrait pour la langue grecque est vif ; on se pique de la parler ; mais cela peut s'accompagner d'une indifférence, d'une méfiance, voire d'une hostilité aux pensées philosophiques et politiques de la Grèce. Si des hellénisants affirment leur besoin d'en finir avec l'automatisme de la légende et de la tradition (l'un d'eux dit des Annales anciennes : " C'est conter des fables simples aux enfants, non écrire l'histoire "), d'autres redoutent la réflexion dissolvante. D'où l'idée obsédante de la Décadence qui menacerait Rome. Des historiens modernes ont relayé cette inquiétude ; l'hellénisme aurait alimenté la subversion politique ; il aurait préparé l'entreprise des Gracches, Tiberius (-162 à -133), Caïus (-154 à -121) et la mue de la république en monarchie, à travers les Scipions, Sylla, puis César.

Dans leur extrême diversité, contradictoire, les courants de pensée grecque : pytagoriciens, si actifs, au VIe siècle à Tarente, à Crotone, en factions rivales, au point que Pythagore lui-même, à Crotone, échappe de peu au massacre de 300 jeunes gens de sa secte (or le pythagorisme réapparut aux IVe et IIIe siècle à Tarente ; il fut même influent à Rome dans la période étrusque, et plus tard dans un culte d'Hercule, héros dorien incarnant les vertus du souverain médiateur, au point que l'Africain lui dédia une statue au Capitole, et que le Sénat lui-même en fit ériger une... à Pythagore, " le plus sage de tous les Grecs ") ; stoïciens de Zénon de Criton et de Chrysippe, etc, - ces courants seraient-ils à la source de la désagrégation de la " Res Publica " ancienne, seraient-ils obscurément présents dans deux symptômes opposés, la tendance au pouvoir personnel, l'essai de révolution démocratique ?
Ou bien faut-il mettre tout à fait à part le domaine du pouvoir, et attribuer à de tout autres causes la subversion de l'Etat à la fin du siècle ? Les affrontements intellectuels, parfois pittoresques, mais anecdotiques, ne vont guère au fond des choses. La venue à Rome, sur invitation du Sénat, de l'accadémicien grec Carnéade, en -155, enthousiasme des foules de jeunes Romains, mais s'il met en cause, avec une audace enrobée de savante dialectique, la conquête romaine, cela passe inaperçu ; ce qui éblouit, c'est la performance de langage. Le Sénat, plus soupçonneux et attentif, renvoie au plus vite ce dangereux parleur.
3. En fait, une incompatibilité des concepts, et même des termes politiques, sépare les pensées grecque et romaine. Caton en use de façon retorse. La " Fides " comme règle des rapports entre les nations n'est en rien une justice abstraite, ni une clémence humanitaire. La " bonne foi " du peuple victorieux ne limite en rien son droit d'user de sa supériorité. L'aire d'exercice de la " Fides " est délimitée par l'" Aequitas ", le souci de ne pas dépasser les frontières dans lesquelles Rome peut vivre, peut subsister sur son acquis moral et politique. Pour Caton, la destruction tant réclamée de Carthage n'y fait pas exception : pour lui, ce qui est prioritaire, c'est le souci prophylactique de préserver, par la guerre, la santé éthique de sa collectivité. Mais aussi, faisons tomber les masques : les milieux d'affaires, ici, sont preneurs. La propre activité commerciale de Caton montre, sous l'autarcie géorgique (oh ! la moyenne propriété terrienne !) une attention bien informée sur l'état du marché : préférer les vignobles, les cultures maraîchères, puisque le blé sicilien est importé massivement. Ses thèmes de propagande étant volontiers falsifiés, il convient de s'en tenir aux traits permanents, bien connus, de la vie civique romaine, pour évoquer la résistance de la " Romanitas " en politique.


Quelles idées ont pu inspirer les révoltes de -138 et -132 en Syrie, à Pergame, et d'autre part en Sicile ? Là, Eunous prend le nom d'Antiochos, symbole de royauté. Sa mystique est double, celle de l'Age d'or et celle de l'égalité. Il fonde un " Royaume des Egaux " et convoque l'assemblée du peuple. Dans ses conseillers, on peut compter des cyniques et des stoïciens. Mais prophète et " magicien ", inspiré par la " déesse syrienne ", il se réfère ainsi à des croyances bien antérieures à leur conceptualisation dans la doctrine stoïcienne. La connexion vague entre le culte du soleil, l'idée de royauté et le rêve égalitaire, constitue un fonds populaire d'une vaste étendue (L'Egypte d'Akhénaton, la Perse des Achéménides entre le VIe et le IVe siècle, et parfois, entre le IVe et le Ier siècle, les terres des Lagides, des Séleucides, héritiers d'Alexandre à travers les Diadoques).
Sous la forme messianique qu'elle prend dans les révoltes périphériques de la fin du IIe siècle, cette nébuleuse d'idées pouvait se propager parmi la plèbe de plus en plus cosmopolite de Rome. Les croyances magiques, asiatiques et particulièrement syriennes y exerçaient une influence qui, aux yeux des Vieux Romains, était " diabolique ". En -139, ils firent expulser les mages chaldéens. Là, on dépassait l'hellénisme ! C'est l'indigence des témoignages recevables sur l'opinion moyenne de la plèbe en ce temps qui nous amène à évoquer ces connexions fragiles. Les quelques indices rapportés plus tard par Tite-Live nous montrent plutôt, pour l'ensemble, une plèbe conservatrice, attachée à un passé légendaire, et sensible aux menaces de tyrannie : en somme, un décalque des idées en vigueur dans l'aristocratie, idées que les réussites des Scipions n'avaient pas fortement ébranlées.
La politique, affaire de professionnels, n'apparaissait qu'à très peu de Romains comme un domaine ouvert à leur réflexion. Nous terminerons volontiers sur cette simple assertion de l'historien Scullard : " Rome ne devint jamais une démocratie, bien qu'en théorie sa constitution fût démocratique. Il y manquait la participation personnelle ".

René Picherot (inédit)