Présentation
Avant son succès (1ère) à l'agrégation de lettres
classiques, Annie, déjà en proie sans doute au civisme duquel
elle ne s'est jamais départie ensuite, avait scruté les politiques
de la Grèce et de Rome au moment de leur véritable intersection.
Ramassons la substance de ce long mémoire autour de la personnalité
de chacun des " Scipions " (surnom de Cornelii). Leurs consulats successifs
couvrent environ quatre-vingt ans.
Aux apports des spécialistes modernes s'ajoutent ici les résultats
d'une investigation personnelle et critique des " sources " qui, elles,
s'étalent sur six ou sept siècles.
Deux témoins du IIième siècle sont privilégiés
: l'imprévisible et pugnace Caton (-234 à -129) et surtout Polybe
(-210 ou 205 à -125) otage grec déporté à Rome de
-168 à -152, qui fut lié au dernier Scipion, Emilien. Là,
on est au coeur de l'intersection.
Résumé du Mémoire
Avant le IIième siècle, Rome n'avait pu rester totalement isolée
des mouvements affectant sa voisine, la Grande Grèce. Pensons à
Tarente, à Syracuse, vainement défendue en - 212 par l'ingénieux
Archimède contre les assauts de Marcellus, cinq fois consul, qui y découvre
avec étonnement des merveilles d'architecture.
Mais on a légitimement insisté sur le souci ancien de Rome de
s'affermir à l'intérieur des terres italiques, à l'abri
des marchands des ports ; on le retrouvera chez Caton ! On s'est référé
souvent à l'illustre exemple de Sparte, aux sages mesures du législateur
mythique du IXème siècle, Lycurgue : égalité originelle
des terres, économie fermée, monnaie monovalente, etc.
Un autre temps est venu. Même à Sparte, les vieux schémas
ont été lézardés. Il n'en subsiste pas moins à
Rome une image confuse de l'héritage grec, longtemps amputé de
celui d'Athènes. Vers la fin du Ier siècle encore, Tite-Live,
Horace nous transmettent cette image sous un aspect dramatisé : la rencontre
d'une nation qui accroît et contente ses appétits territoriaux
et d'un monde " cultivé ", la vigueur fruste, contre une subtilité
décadente.
Certes, Scipion l'Africain (-235 à -183), qui venge la défaite
à Cannes (-216) par sa victoire sur Annibal (-247 à -183 aussi)
à Zama (-202), présente, après Marcellus, une figure de
conquérant. Aristocrate hautain, riche propriétaire terrien, capable
de traiter de " roquet " un tribun de la plèbe ; à force
de clamer que l'Etat romain n'existerait plus sans ses exploits, l'Africain
se verra exilé et mourra à Literne. Peut-être menaçait-il
l'équilibre de la Constitution romaine, en mettant à l'épreuve
sa rigueur minutieuse. La magistrature des consuls, limitée en durée,
y repose sur l'interchangeabilité des hommes. Mais la " dignitas
" personnelle, acquise notamment par la " virtus " du consul
victorieux, a une existence reconnue. Cette " dignitas ", transmissible,
fonde la " nobilitas " de sa famille, qui toutefois doit rester en
équilibre avec la " libertas " de la majorité des citoyens,
et s'effacer derrière la " majestas " de l'Etat. Vit-on aussi
chez lui l'un des premiers hellénisants, reçu à la cour
d'Antiochus en Syrie et soupçonné, peut-être, de vouloir
infléchir le droite ligne romaine vers celles, suspectes, des monarchies
hellénistiques ?
Chez les héritiers de l'immense empire d'Alexandre le Grand, - Antigonides,
Séleucides, Lagides, - règne un principe fondamental. L'unité
de chaque royaume n'y est pas territoriale, ni morale. Elle est enclose dans
la personne du Roi, celui qui n'a personne au-dessus de lui et qui atteint à
la divinité. Bien que l'Africain ait médité sur l'exemple
d'Alexandre, qu'il ait été vu par ses soldats comme un homme providentiel,
visité de visions, à la veille de Zama par exemple, il reste un
Romain et n'approche pas le degré de " divinité " si
marqué chez les rois hellénistiques, qu'il s'agisse d'Antiochus,
de Philippe V de Macédoine (qui, selon Polybe, " jusque dans ses
rêves " veut conquérir l'Italie), de son fils Persée,
etc.
Les rapports entre Rome, les " Grecs " et les monarques de l'Orient
sont soumis à un " droit de victoire ", fluctuant. Ainsi Antigone
Doson, en -222, rend leurs lois propres aux Spartiates, quand il les délivre
du tyran Cléomène ; selon Polybe, une assemblée générale
des Grecs le proclame " bienfaiteur et libérateur ". Mais Philippe
V, quand il fait montre d'une certaine mansuétude à l'égard
d'Athènes, ne s'efforce-t-il pas de ressuciter l'idée panhellénique
de résistance unie contre les " Barbares ", - entendons les
Romains ? Les monarques communiquent avec les cités grecques par des
lettres proclamées devant le peuple : pratique de la propagande dont
se moque lourdement Caton : " Antiochos fait la guerre avec la plume et
l'écritoire " ; mais des alliances ou des ententes en résultent.
Quand Flamininus, consul en -198, vainqueur de Philippe V à Cynoscéphales
(-197), proclame dès l'année suivante, aux Jeux isthmiques de
Corinthe, la " liberté de la Grèce ", ce n'est donc
pas un précédent. Tout contemporain qu'il soit de l'Africain,
ce général se doit aussi d'être, encore plus que lui, un
diplomate, face non plus aux Carthaginois, mais à ces multiples "
Grecs ". Une partie d'échecs se déroule entre les Rois et
le Sénat, sans doute soucieux de se prémunir contre leurs ambitions
hostiles, bien plus que par un philhellénisme qui serait inattendu de
cette forteresse de l'enfermement. Chacun joue sur l'équivoque de la
notion de " liberté " pour tenter de faire basculer le bloc
grec de son côté. Démosthène n'est pas dupe de Philippe
V et défend contre lui l'authentique liberté, disons collective,
des cités. Antiochus et surtout Persée (-212 à -152), successeur
de Philippe, reprennent le slogan de la " libération ", au
point de susciter presque une croisade antiromaine.
En -182, le Sénat confie au consul Paul-Emile (-230 à -160) la
direction de la stratégie et de la diplomatie en Orient. Ce futur vainqueur
de Persée à Pydna (-167) est, culturellement, un philhellène
accompli, entouré de grammairiens, de sophistes, et aussi de peintres,
sculpteurs, etc. Savant en droit augural, il rapporte tout à la divination.
Il renonce à sa part de butin de guerre, réduit celle qu'attendait
son armée ; elle lui refuse le triomphe. C'est par l'ascendant des principaux
citoyens qu'il l'obtient ; mais son civisme aristocratique et sa loyauté
à l'égard du Sénat l'opposent à toute démagogie.
D'autre façon que chez l'Africain, on voit chez lui le champ que peut
laisser à une personnalité héroïque le respect de
la constitution. Dès -167 il entreprend un pélerinage dans les
villes illustres de la Grèce. A Delphes, est-ce pour conjuguer la romanité
avec l'hellénisme qu'il fait dresser ses propres statues sur les piédestaux
destinés à celles de Persée ?
Un butin qu'il ne dédaigne pas, c'est le précieux contenu de la
bibliothèque de Persée à Pella, qu'il dirige vers ses fils
lettrés, dont le jeune Scipion Emilien (-185 à -129). Dans les
oeuvres grecques conservées là, notamment celles de Xénophon,
très curieusement il manque les écrits de philosophie politique
d'Aristote (une censure était-elle déjà exercée
? et dans ce cas d'espèce... à l'encontre du précepteur
d'Alexandre !).
Le Sénat dote la Macédoine d'une constitution " démocratique
" ; mais de cette " liberté " elle devra user " avec
une sage modération ". En même temps ont lieu le pillage de
70 villes d'Etolie, la déportation à Rome de 1000 suspects achéens,
dont Polybe qui, par chance, fera un vrai pacte culturel avec Scipion Emilien.
Les influences helléniques vont dès lors cheminer dans la littérature,
et quelque peu dans la réflexion politique, cependant que la conquête
se poursuit, à l'ouest : destruction, par Emilien, de Carthage (-146)
et, en Espagne, de l'héroïque Numance (-133). Puis une remarquable
stabilité, selon Polybe (et plus tard, en écho, Cicéron)
s'installe, due grandement à Emilien, qui aurait fait de sa vie civique
et de sa vie privée une oeuvre double de philosophe...
Les apports de la Grèce à Rome peuvent être considérés
à trois niveaux dans cette période :
1. Les modes de vie en sont modifiés. Polybe qualifie Rome de "
grande ville hellénistique ".
2. Dans l'aristocratie, l'attrait pour la langue grecque est vif ; on se pique
de la parler ; mais cela peut s'accompagner d'une indifférence, d'une
méfiance, voire d'une hostilité aux pensées philosophiques
et politiques de la Grèce. Si des hellénisants affirment leur
besoin d'en finir avec l'automatisme de la légende et de la tradition
(l'un d'eux dit des Annales anciennes : " C'est conter des fables simples
aux enfants, non écrire l'histoire "), d'autres redoutent la réflexion
dissolvante. D'où l'idée obsédante de la Décadence
qui menacerait Rome. Des historiens modernes ont relayé cette inquiétude
; l'hellénisme aurait alimenté la subversion politique ; il aurait
préparé l'entreprise des Gracches, Tiberius (-162 à -133),
Caïus (-154 à -121) et la mue de la république en monarchie,
à travers les Scipions, Sylla, puis César.
Dans leur extrême diversité, contradictoire, les courants de pensée
grecque : pytagoriciens, si actifs, au VIe siècle à Tarente, à
Crotone, en factions rivales, au point que Pythagore lui-même, à
Crotone, échappe de peu au massacre de 300 jeunes gens de sa secte (or
le pythagorisme réapparut aux IVe et IIIe siècle à Tarente
; il fut même influent à Rome dans la période étrusque,
et plus tard dans un culte d'Hercule, héros dorien incarnant les vertus
du souverain médiateur, au point que l'Africain lui dédia une
statue au Capitole, et que le Sénat lui-même en fit ériger
une... à Pythagore, " le plus sage de tous les Grecs ") ; stoïciens
de Zénon de Criton et de Chrysippe, etc, - ces courants seraient-ils
à la source de la désagrégation de la " Res Publica
" ancienne, seraient-ils obscurément présents dans deux symptômes
opposés, la tendance au pouvoir personnel, l'essai de révolution
démocratique ?
Ou bien faut-il mettre tout à fait à part le domaine du pouvoir,
et attribuer à de tout autres causes la subversion de l'Etat à
la fin du siècle ? Les affrontements intellectuels, parfois pittoresques,
mais anecdotiques, ne vont guère au fond des choses. La venue à
Rome, sur invitation du Sénat, de l'accadémicien grec Carnéade,
en -155, enthousiasme des foules de jeunes Romains, mais s'il met en cause,
avec une audace enrobée de savante dialectique, la conquête romaine,
cela passe inaperçu ; ce qui éblouit, c'est la performance de
langage. Le Sénat, plus soupçonneux et attentif, renvoie au plus
vite ce dangereux parleur.
3. En fait, une incompatibilité des concepts, et même des termes
politiques, sépare les pensées grecque et romaine. Caton en use
de façon retorse. La " Fides " comme règle des rapports
entre les nations n'est en rien une justice abstraite, ni une clémence
humanitaire. La " bonne foi " du peuple victorieux ne limite en rien
son droit d'user de sa supériorité. L'aire d'exercice de la "
Fides " est délimitée par l'" Aequitas ", le souci
de ne pas dépasser les frontières dans lesquelles Rome peut vivre,
peut subsister sur son acquis moral et politique. Pour Caton, la destruction
tant réclamée de Carthage n'y fait pas exception : pour lui, ce
qui est prioritaire, c'est le souci prophylactique de préserver, par
la guerre, la santé éthique de sa collectivité. Mais aussi,
faisons tomber les masques : les milieux d'affaires, ici, sont preneurs. La
propre activité commerciale de Caton montre, sous l'autarcie géorgique
(oh ! la moyenne propriété terrienne !) une attention bien informée
sur l'état du marché : préférer les vignobles, les
cultures maraîchères, puisque le blé sicilien est importé
massivement. Ses thèmes de propagande étant volontiers falsifiés,
il convient de s'en tenir aux traits permanents, bien connus, de la vie civique
romaine, pour évoquer la résistance de la " Romanitas "
en politique.
Quelles idées ont pu inspirer les révoltes de -138 et -132 en
Syrie, à Pergame, et d'autre part en Sicile ? Là, Eunous prend
le nom d'Antiochos, symbole de royauté. Sa mystique est double, celle
de l'Age d'or et celle de l'égalité. Il fonde un " Royaume
des Egaux " et convoque l'assemblée du peuple. Dans ses conseillers,
on peut compter des cyniques et des stoïciens. Mais prophète et
" magicien ", inspiré par la " déesse syrienne
", il se réfère ainsi à des croyances bien antérieures
à leur conceptualisation dans la doctrine stoïcienne. La connexion
vague entre le culte du soleil, l'idée de royauté et le rêve
égalitaire, constitue un fonds populaire d'une vaste étendue (L'Egypte
d'Akhénaton, la Perse des Achéménides entre le VIe et le
IVe siècle, et parfois, entre le IVe et le Ier siècle, les terres
des Lagides, des Séleucides, héritiers d'Alexandre à travers
les Diadoques).
Sous la forme messianique qu'elle prend dans les révoltes périphériques
de la fin du IIe siècle, cette nébuleuse d'idées pouvait
se propager parmi la plèbe de plus en plus cosmopolite de Rome. Les croyances
magiques, asiatiques et particulièrement syriennes y exerçaient
une influence qui, aux yeux des Vieux Romains, était " diabolique
". En -139, ils firent expulser les mages chaldéens. Là,
on dépassait l'hellénisme ! C'est l'indigence des témoignages
recevables sur l'opinion moyenne de la plèbe en ce temps qui nous amène
à évoquer ces connexions fragiles. Les quelques indices rapportés
plus tard par Tite-Live nous montrent plutôt, pour l'ensemble, une plèbe
conservatrice, attachée à un passé légendaire, et
sensible aux menaces de tyrannie : en somme, un décalque des idées
en vigueur dans l'aristocratie, idées que les réussites des Scipions
n'avaient pas fortement ébranlées.
La politique, affaire de professionnels, n'apparaissait qu'à très
peu de Romains comme un domaine ouvert à leur réflexion. Nous
terminerons volontiers sur cette simple assertion de l'historien Scullard :
" Rome ne devint jamais une démocratie, bien qu'en théorie
sa constitution fût démocratique. Il y manquait la participation
personnelle ".
René Picherot (inédit)