Quels droits pour les auteurs ?
La loi Jean Zay de 1936
Numéro double de la revue ACTES, n°43-44, avril 1984,
présenté et édité par Régine Dhoquois et
Annie Prassoloff.
Avec des modernisations et des perfectionnements, la loi de 1957 qui régit
actuellement la propriété littéraire et artistique reste
fille des lois de la Convention jacobine des 14 et 29 juillet 1793. Elle conserve
en son titre le terme de propriété littéraire - contesté
et presque disparu sous le Second Empire. Elle fait à la personne et
à la personnalité de l'auteur une place prépondérante,
battue en brèche seulement par d'irrésistibles impératifs
économiques (comme dans les articles 15 à 17 sur le cinéma,
où le producteur se voit investi du titre d'auteur). A-t-elle toutes
les vertus qu'on lui prête ? En tout cas, elle garde un rassurant parfum
de tradition française.
La précédente tentative pour rassembler en un texte unique les
acquis d'un siècle et demi de jurisprudence, le projet Jean Zay - Marc
Rucart du 13 août 1936 sur le droit d'auteur et le contrat d'édition,
a été engloutie par la guerre, l'assassinat par la milice du ministre
de l'Instruction publique ; et aussi, peut-on penser, sous l'effet d'une hostilité
résolue de la majorité des éditeurs et d'une partie des
milieux juridiques. Il n'en est resté - acquis important, mais partiel
- que l'interdiction du forfait dans la plupart des contrats d'édition
et la généralisation du paiement de l'auteur au pourcentage. Interdiction
qui devrait tarir - à la nostalgie de certains - le légendaire
des surprises de l'édition : le Temps des Cerises acheté
à Clément pour le prix d'un parapluie, la première édition
de l'inusable " Bled " tirée à 5000 exemplaires et payée
quelques centaines de francs, etc.
Flots d'encre, croisade des éditeurs menée par Bernard Grasset qui prophétisait la " mort de l'édition ", campagnes de presse, tollé des défenseurs de la doctrine française en matière de droit d'auteur On voit bien ce qui, dans le projet Jean Zay, pouvait chagriner les éditeurs : l'interdiction du forfait, l'à-valoir acquis définitivement à l'auteur, le strict comptage des exemplaires tirés au moyen de la marque d'auteur, le droit de traiter pour les traductions et adaptations expressément réservé à l'auteur. Mais surtout l'insistance sur la notion de concession provisoire remplaçant la cession durable, ou même définitive, en faveur de l'éditeur et la division des cinquante ans de propriété posthume en deux périodes : dix années de propriété classique, ménageant les contrats d'exclusivité, le reste ramené à une forme de domaine public payant au bénéfice des héritiers, mais ouvrant le champ à une libre concurrence des éditeurs. C'est la mesure qui arrache à Bernard Grasset ses accents les plus pathétiques. On va briser par le " divorce obligatoire " au bout de dix ans les liens qui font de chaque maison d'édition une " grande famille " - la famille où la crudité des rapports économiques se voile sous de multiples échanges affectifs Sans la durée, l'éditeur ne peut plus " fonder " et le novateur - non le routinier gérant des uvres déjà assurées - doit renoncer à sa passion prédominante, qui est d'" acquérir des auteurs ". Terme qui laisse songeur, même réchauffé d'un enthousiasme sincère et de considérations recevables : " Tout grand artiste est d'abord un scandale. Nul n'est classique de son vivant. " " J'ai toujours ressenti et exercé mon métier en écrivain ", écrit B. Grasset dans L'Intransigeant du 8 septembre 1936. Premier éditeur de Proust, il a la conviction de pouvoir parler au nom des auteurs, et surtout des débutants. Quant à Gallimard - qui, lui, avait refusé Du côté de chez Swann - , il estime aussi que ce sont les écrivains surtout qui devraient protester contre le projet de loi de M. Jean Zay (L'Intransigeant du 10 septembre 1936).
Or les auteurs dans l'ensemble ne manisfestaient pas pour ce projet l'hostilité de leurs " acquéreurs ". C'est le souvenir qu'en gardent des témoins de l'époque, et il est confirmé par la grande enquête de L'Intransigeant pendant tout le mois de septembre 36. Excepté Sacha Guitry qui fait l'étourdi et feint de confondre " statuts " et " statues " de l'écrivain, la plupart des écrivains, peintres, musiciens et cinéastes interrogés se montrent favorables aussi bien à la conception générale qu'aux bénéfices immédiats de la loi. L'hostilité des éditeurs elle-même n'était pas absolument générale. Denoël soutenait la loi : après tout, pour éviter la fuite des auteurs, l'éditeur n'avait qu'à se l'attacher par " de bons procédés, je veux dire des procédés honnêtes ". Flammarion modéra son opposition, après des entretiens de concertation avec le ministre.
Des concessions importantes seront faites aux doléances des éditeurs dans le projet de loi amendé rapporté par Albert La Bail à la Chambre des députés, le 6 décembre 1937 : durée des contrats prolongée jusqu'à vingt-cinq ans pour les ouvrages scientifiques ou pédagogiques de longue haleine ; recul sur le domaine public payant, rétablissement de fait des cinquante ans posthumes pour des raisons d'harmonisation internationale ; institution d'un Tribunal du droit d'auteur, véritable juridiction spéciale chargée d'apprécier les révisions ou ruptures de contrats. Sans désarmer ses adversaires les plus décidés : ils en voulaient plus à l'esprit général de la loi qu'à ses conséquences particulières.
On a crié au totalitarisme, au bolchevisme : dans leur ouvrage de combat contre le projet Jean Zay paru chez Grasset en 1937, Escarra, Rault et Hepp parlent de " conceptions plus ou moins germaniques ou soviétiques qui risquent de submerger [la conception française] pour la plus grand malheur de l'équité et de la raison " (La Doctrine française du droit d'auteur, Paris, Grasset, 1937). Ces juristes français ont cru reconnaître dans la réduction de la propriété privée posthume un écho des conceptions national-socialistes de Julius Kopsch, Willy Hoffmann, Roeber et Pluge : pour eux, l'artiste n'est que l'instrument d'un Volkgeist, il est redevable de l'essentiel de son inspiration à la collectivité qui l'a alimentée. En conséquence la loi allemande multipliait les cas d'expropriation ou les applications du domaine public pour des motifs divers.
Pour la loi soviétique, celle de 1928 alors en vigueur, Albert La Bail
soulignait, dans le bilan historique précédent son rapport, qu'elle
ne prend pas parti sur la nature même du droit d'auteur. Mais il est vrai
que les décrets révolutionnaires de 1918 avaient nationalisé
une partie du patrimoine artistique (dont le cinéma intégralement),
que la radio était, en raison de sa fonction culturelle, exemptée
du versement de droits, etc. Mais là n'était pas le point central.
Dans son titre et ses premiers articles, la loi Jean Zay remplace volontairement
le terme de propriété littéraire par celui de droit
d'auteur. L'article 1 dit que " tout travail aboutissant à la
création d'une uvre littéraire ou artistique confère
à son auteur sur cette uvre un droit sui generis dit droit d'auteur
" (remplacé en 1937 par " un droit exclusif "). Le rapporteur
de la loi en 37 souligne la portée de cette déclaration de principe
: " Nous ne pouvons qu'approuver le gouvernement d'avoir rattaché
le droit des auteurs au droit des travailleurs et d'avoir qualifié de
travail l'effort de l'homme de lettres, du philisophe, du dramaturge, du cinéaste,
du peintre ou du sculpteur, bref toute activité aboutissant à
la création d'une uvre littéraire ou artistique. Nous pensons,
et c'est ici une réflexion qui vaut tant pour l'article 1er que pour
l'article 46 [qui prévoit des accords interprofessionnels et des arbitrages],
que ce n'est point abaisser, mais ennoblir au contraire le caractère
de l'auteur que de le placer dans le long cortège des travailleurs, en
tête si l'on veut " (Journal Officiel, Chambre des députés,
Annexes, 6 décembre 1937). Mais il signale que " quelques hommes
de lettres et non des moindres se sont trouvés choqués d'être
ainsi rangés dans la foule obscure des travailleurs ".
Au lendemain des accords Matignon, évoqués d'ailleurs par Jean Zay, cette justification du droit d'auteur par le travail faisait passer, croyait-on, un vent de révolution. " Les rédacteurs du projet, écrit Escarra, vont même jusqu'à faire de l'auteur un simple salarié, un " prolétaire ", cette nouvelle idole de la religion soviétique ", et il proteste : " Mais le droit d'auteur est un droit intellectuel au sens propre du terme qui s'oppose ainsi à l'effort essentiellement manuel du salarié stricto sensu ". Dans leur religieux respect de la division du travail, les défenseurs de la tradition française semblent oublier que même en 1936, le salariat (à supposer qu'il s'agisse de cela) n'est plus réservé à l'homme de peine et peut s'appliquer à des travaux aussi nobles que ceux du juge ou du professeur des facultés de droit.
Y avait-il là un tel bouleversement ? L'historique des tentatives législatives
antérieures, particulièrement en 1826 et 1839-41, redonne à
cette nouveauté ses justes proportions. On trouve chez la plupart des
orateurs à la Chambre et des participants à ces débats
- Lamartine, Ségur, Victor Hugo, Vigny, Balzac
- la référence
au travail comme fondement soit des droits, soit de la propriété
de l'auteur. Et dans le projet de loi préparé en 1837 par le juriste
Berville, on lit que " le travail est la source la plus naturelle et la
plus légitime de propriété, le plus estimable de tous les
genres de travaux est celui qui féconde l'intelligence et fait éclore
la pensée. Il mérite récompense. "
Mais une
telle référence n'excède pas le périmètre
de l'économie et du droit bourgeois qui reconnaissent volontiers, et
même revendiquent, le travail comme source de propriété.
S'ils refoulent quelque chose, ce n'est pas le travail, mais la plus-value.
Mieux, l'éloge de la " propriété issue du travail
" par les défenseurs du droit d'auteur joue, accessoirement, le
rôle d'un voile idéologique jeté sur les conditions dominantes
de la production moderne. En proclamant à grand renfort de métaphores
rurales l'auteur maître de son uvre comme la paysan de son blé
ou de ses pommes, ils passent sous silence la loi de séparation du producteur
et de son produit qui régit l'industrie capitaliste et le salariat dans
son ensemble.
Ce glissement idéologique presque traditionnel dans l'économie
bourgeoise classique, depuis Locke et Adam Smith, n'échappe d'ailleurs
pas aux commentateurs acerbes de la loi Jean Zay, qui objectent : " Mais
on oublie que le producteur n'est pas forcément le propriétaire
du produit. Si l'on demande le droit commun pour les hommes de lettres comme
pour les maçons, on oublie que dans l'ordre normal des choses le maçon
n'est pas propriétaire de la maison qu'il construit " (La Doctrine
française
, p.28). Il apparaît cependant qu'à la faveur
de cette équivoque consacrée par l'usage, le statut de l'artiste
restait, dans le projet Jean Zay, une discrète exception : ni "
vrai " propriétaire, ni, comme le craignaient ses protecteurs traditionnalistes,
" vulgaire " salarié, et d'autant moins que sa dépendance
envers l'éditeur devait être réduite. Mais les critiques
voyaient justement dans cette libération " comme un souffle de révolte
des exploités contre les exploiteurs " (Grasset), un ton de guerre
de classe entre deux catégories, les éditeurs et les auteurs principalement,
censées coexister dans la plus paternelle harmonie corporative. Ils pouvaient
paraître moins gênés par le statut de travailleur de l'écrivain
que par l'intention de le libérer des plus lourdes sujétions.
Peut-on reprocher cependant à ces défenseurs ouverts de la tradition
libérale d'avoir prêté au Front Populaire la volonté
de réduire au salariat tous les rapports économiques, et d'imputer
ce projet au marxisme, alors que l'abolition du salariat est pour tant de "
socialismes rééls " une des grandes paroles oubliées
du marxisme ?
Pour être plus précis, un trait caractérisitique de l'économie
libérale et de la défense de la propriété littéraire
qu'elle inspire au XIXème siècle, est que sa référence
au travail va rarement seule, ce qui lui enlève de sa portée scientifique
pour lui donner une coloration morale plus floue. L'autre pilier du droit d'auteur
reste la personnalité, dont l'uvre porte l'" empreinte ",
et ceci dès la Déclaration des droits du génie par
Lakanal, qui fonde les lois de 1793. Eh bien, la personnalité n'a nullement
disparue de la loi Jean Zay, qui la convoque dès l'article premier :
" Le droit d'auteur est attaché à la personne de l'auteur.
Il est inaliénable. " On a voulu voir une atteinte aux droits prioritaires
de la personne dans l'article 8, qui attribue le droit d'auteur " à
l'Etat et aux personnes morales de droit public " plus largement que les
lois antérieures ou que la loi de 1957. Dans les conséquences
pratiques, éventuellement, puisque les droits d'organismes ou d'associations
peuvent entrer en conflit avec les droits individuels, mais cet élargissement
ne va pas jusqu'à une remise en cause du principe. Il va de pair avec
la reconnaissance formelle du droit moral comme droit attaché à
la personne dans les termes les plus nets, ce qui était nouveau dans
la loi, sinon dans la jurisprudence, comme le reconnaît Bernard Grasset.
Vue de plus près, cette loi sulfureuse trouve des parrainages historiques
non dans les partis extrêmes, mais bien plutôt dans les tentatives
législatives du centre-gauche sous la Monarchie de juillet, puis sous
le Second Empire : l'éditeur de Jules Verne, Hetzel, et avant lui Hippolyte
Castille, fondateur en 1847 du journal Le Travail intellectuel, partisan
d'une large protection de l'artiste corrigée par l'intérêt
général, ont trouvé là leur véritable continuateur.
L'extrême gauche, et surtout la droite du siècle précédent,
avaient secoué l'arche jacobine bien plus fortement, en réclamant
soit la réduction du droit d'auteur au profit de la société
qui parle par sa voix (c'était le point de vue de la droite légitimiste
de 1830), soit la nationalisation de la production artistique (Louis Blanc),
soit, comme Proudhon, l'abolition des " majorats littéraires ",
du monopole de l'auteur tenu pour un ultime privilège féodal accommodé
à la sauce bourgeoise. Soit encore, en montrant comme les saint-simoniens
radicaux autour de 1825 et, plus tard, Auguste Blanqui, que tant d'impasses
logiques et pratiques dans l'effort pour intégrer le droit d'auteur à
l'édifice de la valeur, de l'échange et du marché portent
condamnation de l'ensemble du système.
Salariés revendicatifs, " prolétaires ", les auteurs selon la loi Jean Zay ? " Ne constituent-ils pas [...] un élément important de ces classes moyennes que chacun s'accorde à reconnaître comme indispensables à la vie harmonieuse de la France ? ", corrigeait Albert La Bail, rapporteur du projet assagi de 1937, en des termes très voisins de ceux de Balzac ou Hugo réclamant pour ces couches raisonnables et stabilisatrices l'accès à la propriété. C'était ramener la " révolution collectiviste " de Jean Zay dans des zones beaucoup plus tempérées - mais trop rudes encore pour les habitudes familiales et les intérêts commerciaux de l'édition en France.
Annie Prassoloff - Picherot
Avril 1983