Effets du droit d'auteur sur la lecture disponible

in Histoires de la lecture, un bilan des recherches, sous la direction de Roger Chartier,
IMEC Editions, 1994, p.201-206. ISBN : 2-908295-25-3


Pour une revue à grands traits des principaux points d'impact du droit d'auteur, au sens large du terme, sur la lecture disponible à une époque donnée, nous proposons d'aller des effets les plus tangibles, ceux de la censure, à des déterminations plus discrètes, liées à la propriété littéraire, aux prérogatives des héritiers, à la prohibition du plagiat et à la durée de protection des œuvres.

La censure opère sur les lectures possibles des retranchements visibles, le " blanc " des journaux censurés, les six pièces interdites arrachées aux Fleurs du Mal, ou la réduction des livres en cendres sur le bûcher. Sans oublier les retranchements sur les auteurs, voire sur leurs auxiliaires, de Domitien qui fait crucifier à la fois l'historien Hermogène de Tarse et ses " librarii " (copistes) jusqu'à Salman Rushdie et ses traducteurs.
Mais il faut songer aussi à une censure plus silencieuse, et en ce sens, à moindre coût politique, comme le droit et le devoir de censure interne confiés à des institutions (monastères, académies, corporations). Ou le droit d'autocensure conféré au dix-neuvième siècle à certains écrivains danois à la fois comme une faveur et comme une reconnaissance de leur capacité exceptionnelle à mesurer, en quelque sorte, leur propre taux de subversion…
Il convient aussi de ne pas oublier les pratiques de censure individuelle, tel l'exemple, signalé par Roger Chartier, du volume de Copernic avec les passages condamnés soigneusement barrés à la main par Galilée (mais selon toute vraisemblance, après lecture). Ni les relais de censure familiale, Madame de Beauvoir épinglant les pages suspectes des livres concédés à ses jeunes filles rangées ; la mère du narrateur de la Recherche du temps perdu supprimant " à la voix " l'intrigue amoureuse de François le Champi dans sa lecture du soir et prêtant ainsi au récit de George Sand un mystère involontaire.

En amont encore, il faut penser enfin à cette autorestriction, en deçà de tout calcul de risques, qui rend simplement impensable, en une période donnée, le franchissement de certaines limites. A supposer que l'activité intellectuelle et artistique ne consiste pas justement à les faire reculer. Qui nous rendra ces pensées perdues ? La question n'a pas beaucoup de sens historique. En revanche, à l'heure des premiers bilans, un progrès concret de l'histoire culturelle a certainement été l'attention portée à toute la littérature clandestine, aux circuits parallèles éclairés notamment par Robert Darnton et les explorateurs des archives d'éditions frontalières, des circuits de passeurs et colporteurs au XVIIIème siècle. Ces études ont, comme l'on sait, largement remodelé l'idée que nous pouvions avoir des livres réellement consommés et désirés au dix-huitième siècle.

Mais nous voudrions insister sur un versant peut-être moins exploré dans cette optique : les frontières que le droit d'auteur, au sens plus étroit du terme, pose à la lecture possible. Le terme de frontières ne devra pas cette fois être entendu dans un sens purement restrictif, puisqu'il y a aussi dans le bornage juridique de l'art et de la littérature, des aspects incitatifs que les lois anglaises, par exemple, ont toujours mis au premier plan de leurs exposés de motifs. Pour passer d'un versant à l'autre, on peut suivre les détours par lesquels la censure réduit son " bruit " en se servant des moyens de dissuasion économique. Le classement X pour les films, qui multiplie les taxes par deux ou trois. Ou en 1850, l'amendement Riancey qui frappait d'un impôt spécial les journaux publiant des feuilletons. Sorte d'impôt sur la narration qui entraîne d'ailleurs les écrivains feuilletonnistes (Dumas, Nerval, Sue) à interroger les notions de narrativité, de fiction, de commentaire, ce qui fait que cette censure par l'économie n'est pas, littérairement, totalement improductive.

Le droit d'auteur, droit moral et droit patrimonial, a certes des fonctions d'encouragement et de protection de l'œuvre et des auteurs, il stabilise l'activité littéraire et l'établit partiellement en métier. Mais il implique aussi interdits, limites et quadrillages divers, et ceci bien avant l'ère moderne d'un droit d'auteur unifié. La multiplication internationale des études d'histoire de l'édition a commencé à corriger la légende d'une apparition toute récente du droit d'auteur, précédée d'un désert juridique. Les travaux d'Elizabeth Armstrong, Raymond Birn, Carla Hesse, Martha Woodmansee obligent à constater qu'il y avait pour le moins avant le dix-neuvième siècle des droits d'auteur, même s'ils étaient assurés par d'autres techniques juridiques, par exemple les privilèges et permissions temporaires et des contrats privés de forme libre, pour résumer. Et il faudra aller sans doute encore plus loin dans cette direction.

Pour donner un exemple clair de ces interactions, nous nous permettrons de quitter un moment la lecture, sans quitter la littérature, mais en passant du livre au libretto. L'on sait comment Lully a mis la main sur toute la musique d'opéra à partir de 1672 en rachetant, malgré les réticences de Colbert, le privilège du premier " inventeur " du genre en France, Perrin, privilège obtenu en 1669 pour Paris et la province. Philippe Beaussant a republié cette " ordonnance portant défense d'établir des opéras dans le royaume sans la permission du sieur Lully et à peine de dix mille livres d'amende ". Cette permission était accordée à Lully " pour en jouir sa vie durant et après lui, celui de ses enfants qui sera pourvu et reçu en survivance de la dite charge " : c'est ce que Proudhon appellera plus tard avec animosité un majorat littéraire.

Il est malaisé d'évaluer globalement ce dont ce monopole nous a privés, alors que l'on connaît ses fruits précieux, Atys, Armide ou Roland. Mais ses effets de retranchement sont voyants dans la guerre avec Charpentier et Molière, l'ancien associé de Lully, sur les versions successives du Malade imaginaire, et le divertissement chanté et dansé retaillé après première et deuxième interdiction. Là, seconde intervention du droit, puisque le monopole tolérait un maximum de deux airs et de deux instruments. Molière obtint au moyen d'un procès, en mars 1672, six chanteurs et deux instruments.

Et, pour revenir à la lecture, Lully se fait aussi attribuer le 20 septembre 1672 l'exclusivité d'impression pour les vers, paroles, sujets, dessins et ouvrages sur lesquels les dits airs avaient été composés. Ainsi, l'édition de 1682 des œuvres de Molière ne comportera pas les intermèdes musicaux du Malade. S'ajoutant aux changements du goût, cette suppression contribua à l'oubli du genre de la comédie-ballet et à sa réduction à des formules plus connues.
Mais cette asphyxie par voie juridique de tout un secteur artistique n'est pas une exception monstrueuse arrachée par un individu, si carriériste fût-il. Un monopole plus général interdisait comme on sait d'utiliser le dialogue sur des scènes non autorisées au dix-huitième siècle, d'où cette pièce intitulée " Arlequin deucalion ", seul survivant sur la terre après le déluge, et autres inventions ingénieuses justifiant le monologue, d'où le succès du théâtre italien épargné par le monopole, etc.

Si l'on en vient à la période moderne, après la fondation révolutionnaire d'un droit d'auteur unifié, avec des principes fixes, par les lois de 1791 et 1793, il y a un secteur où ce modelage de l'offre de lecture possible est particulièrement lisible aussi, ce sont les affaires d'héritage, la propriété posthume. La correspondance et les inédits du poète du Grand Jeu, Roger Gilbert-Lecomte se sont trouvés légalement entre les mains de la gouvernante et héritière de son père, Mme Urbain, qui les a jugés non conformes à son idée de la moralité. Il a fallu pour les rendre lisibles un procès, et la condamnation de Mme Urbain selon les termes légaux pour " abus notoire " dans la non-divulgation des œuvres posthumes, le 9 janvier 1969. Selon l'article 19 de la loi de 1957 en effet, le soin de cette divulgation revient aux héritiers ordinaires, quelle que soit leur proximité spirituelle par rapport à l'auteur, s'il n'a pas expressément désigné d'exécuteur testamentaire. Mais l'article 20 de la même loi prévoit pour limiter ce pouvoir discrétionnaire l'intervention " notamment du ministre des arts et des lettres ". Cette possibilité a été renforcée par la loi de 1985. Le tribunal peut admettre l'intervention de toute personne ayant un intérêt à agir, ce qui va dans le sens de la jurisprudence récente. Le 3 novembre 1982, l'éditeur de Montherlant avait été admis à plaider dans un cas de figure inverse, puisqu'il jugeait abusive la divulgation de correspondance et d'inédits tolérée par l'héritier légal. A cet égard, on peut attendre une évolution intéressante, pratiquement et juridiquement, de la constitution de l'IMEC, qui pourrait représenter une instance d'arbitrage reconnue à la fois par les héritiers et par les lecteurs potentiels de l'œuvre posthume.

Mais les héritiers gardent globalement le pouvoir de guider et façonner cette partie de nos lectures, et l'exercent le plus souvent en silence. Nous lisons le Bouvard et Pécuchet de la nièce de Flaubert, au moins pour la partie finale, la plus vulnérable. C'est ainsi que le " copier comme autrefois " dont la place restait flottante est devenu, en position conclusive, la charte d'une interprétation à notre avis restrictive. Il y a forcément à cet égard une loi de fragilité des fins, quelquefois combattue par un soin particulier de l'auteur pour cet ultime portique… Pour notre châtiment, pendant longtemps, nous avons dû lire le Nietzsche posthume d'une sœur conformiste, jusqu'à l'édition Colli. Nous lisons le Stevenson aplani par ses petits-neveux, et Lacan exclusivement selon son gendre par autorité de justice. Jusqu'à l'intervention illégale, mais salutaire d'Emmanuel Martineau, un contrat de traduction longuement étiré a réservé aux bons germanistes le Heidegger de Sein und Zeit. Inversement, la pieuse impiété de Max Brod nous a conservé Kafka, en enfreignant le vœu de destruction contenu dans son dernier testament.

Evaluer les effets de la législation sur le plagiat constituerait un autre domaine de recherche. Le procès intenté par les héritiers de Margaret Mitchell nous a privés d'une Bicyclette Bleue filmée, trouvée trop proche d'Autant en emporte le vent, après plusieurs épisodes judiciaires dont la série n'est pas close. Pour le livre, la menace judiciaire a peut-être arrêté un cinquième tour de piste de cet intéressant véhicule, cependant qu'en vertu du monopole familial décrit plus haut, l'on pouvait faire découvrir impunément à Scarlett, dans une " suite ", la maternité et la morale.
Si cette législation, déjà en vigueur alors, sous d'autres formes, avait été appliquée avec plus de sévérité, elle aurait pu nous enlever la Vie de Rossini de Stendhal, et peut-être le Don Giovani de Mozart et Da Ponte, dont la scénographie est tout de même bien proche de celui de Bertati et Gazzaniga.


Autre cas de cours éditorial orienté, sinon déterminé par le dispositif légal : les afflux d'éditions à la veille de la chute des œuvres dans le domaine public, qui cherchent à occuper le marché avant l'invasion. Elles sont peut-être une chance pour la famille de l'écrivain et pour sa mémoire, mais avec le risque pour les éditeurs d'une concurrence anarchique ou de double emploi finalement ruineux. Soudain, alors, surgit d'un grenier une version inédite d'Albertine disparue. Soudain, le mythe de Carmen reprend vie à travers trois films simultanés. Signe de vitalité, signe des temps sans doute mais activés par le hasard biographique des cinquante ans (et soixante-dix pour la musique) après la mort, non de Bizet, mais du dernier librettiste survivant, selon la règle appliquée aux œuvres de collaboration.
Ces regains ne sont évidemment concevables que s'il y a un intérêt intellectuel, même dormant, pour le livre ou l'œuvre, la seule mécanique légale ne saurait créer ou recréer quelque chose à partir de rien. Mais il reste encore beaucoup de corrélations de ce type à repérer, voire à constituer en relation causale, ce qui pose nombre d'autres problèmes historiques et théoriques. Citons les effets remarqués par Henri-Jean Martin de la réduction des droits posthumes à dix ans dans les états allemands en 1835, qui a stimulé la vente des collections de classiques à bon marché, ainsi allégés des droits d'auteur. L'absence de protection des œuvres britanniques aux Etats-Unis, malgré la lutte d'un Dickens, a pu contribuer dans les années 1840 à orienter les auteurs américains vers la nouvelle, tant que les romanciers britanniques occupaient l'édition en volumes.

Revenons un moment pour conclure sur les questions d'héritage et d'œuvres posthumes. Le lecteur courant, pour qui l'œuvre est une, n'est pas très soucieux de ces coutures. Il perçoit probablement le roman, le tableau, ou le Requiem commencé par Mozart et achevé par Süssmayr comme un continuum, un être unitaire, et non comme un montage frankensteinien animé et baptisé par le droit. Faut-il attrister cet auditeur, ce lecteur, en l'engageant au soupçon ? Il a coutume d'ingérer le Saussure de Bally et Séchehaye, le Husserl de Heidegger et d'autres disciples autorisés à retranscrire les sténographies du maître, comme, après tout, le Christ de Saint-Luc ou Saint-Marc, sans présumer qu'il y ait pu se glisser dans cet ensemble donné comme unitaire quelques versets sataniques. Va-t-on l'inciter à fermer ses oreilles après la mesure 9 du Lacrymosa de Mozart, à ne lire Les Paysans qu'aux trois-quarts ? Et l'assujettir ainsi, finalement, à une religion pointilleuse de l'auteur ? Elle peut se justifier quand la méconnaissance de cette histoire du texte engage à de fausses causalités, ce qui nous paraît particulièrement dommageable dans le cas de Bouvard et Pécuchet. Mais on peut aussi tirer de ces faits la leçon inverse, et être rappelé par là à l'élément de " montage ", à la part collective qui habite même l'œuvre la plus individuelle.

Annie Prassoloff