Droit et chanson : interférences

Colloque de Valenciennes, 24-27 avril 1996, paru sous le titre La Chanson en lumière,
Presses Universitaires de Valenciennes, 1997, p.345 à 349.

 

La justice a souvent été chansonnée. Mais elle a aussi à dire sur la chanson, et fréquemment si l'on en croit les collections de jurisprudence, en deux types de rencontres : l'une sous le signe de la censure, l'autre en droit civil, pour assurer en principe les droits respectifs des différents participants d'une œuvre souvent plurielle.

Du premier aspect, nous ne dirons que quelques mots, dans le prolongement des analyses développées ici antérieurement. Aussi bien, la rencontre se fait-elle souvent sous la forme d'un ballet d'esquive (avec de notables exceptions dans les périodes de tensions historiques). Et pourquoi ? Parce que la chanson est réputée " chose légère ", comme le disait intentionnellement l'avocat de Béranger à son procès de 1825 ; volatile et soluble dans l'air. Parce que, plus linguistiquement, elle peut jouer de sa grammaire spécifique, de son économie allusive, de l'incertitude de l'énonciateur qu'ont montrée, sur des cas précis, plusieurs des intervenants, et du destinataire. " Près des remparts de Séville… " chante Carmen prisonnière. Mais elle corrige aussitôt : " Je ne te parle pas, je chante pour moi-même ". Plus juridiquement, de nouveau, parce qu'en droit français, tout ce qui est parodie, caricature, dérision, peut bénéficier, toujours en période " normale ", d'une sorte de droit d'asile, asile dans l'humour, qui n'est pas focalisé comme un message ordinaire, ou qui l'est par trop de côtés. Mais cette tolérance, inscrite dans le code pour les questions de propriété littéraire, peut se métamorphoser en lourd pavé. La Marseillaise reggae de Serge Gainsbourg ne fut pas condamnée par la justice, mais l'exception d'humour n'arrêta pas les parachustistes et autres puristes musclés qui saccagèrent à son concert la salle de l'Olympia. Cas d'autant plus exemplaire que les paroles étaient pratiquement intactes, sauf l'irrévérencieux : " Aux armes, et caetera " et que le sacrilège venait bien du traitement musical exotique pourtant assez adapté à la défense, chère aux assaillants, d'une France unique, de Lorraine aux Caraïbes.

En sortant un moment du cadre national, rappelons l'importance en quantité des chansons interdites dans le monde, d'après le catalogue édité à Berkeley en février 1987, parallèlement à l'exposition " Censorship and Music ", ainsi que la prohibition d'instruments d'accompagnement (la valiha malgache, le charengo chilien, trop associés à des chants critiques ou à des formations populaires redoutées des pouvoirs). Le mode de fonctionnement métonymique est une des caractéristiques potentielles de la chanson, qui la rend à la fois aisément suspecte et aisément fuyante. L'association parole-musique, le rôle de l'interprète, lui offrent des capacités de contrebande qui permettent soit de cacher les paroles, soit de leur donner au contraire par des coupes insolentes, des répétitions, des à-peu-près auditifs, une portée subversive. Les artistes de café-concert étaient des virtuoses de la coupe équivoque, si bien que les censeurs durent se résigner à faire double journée, l'une sur les textes écrits déposés le matin, l'autre sur leur exécution le soir. Cette aptitude à déjouer la censure avait été fortement dégagée, dans une orientation psychanalytique, par Théodor Reik, dans son enquête sur les airs obsédants partiellement traduite en français sous le titre Variations psychanalytiques sur un thème de Gustav Mahler. Mais ce mécanisme de contournement de l'interdit se prête aussi à une lecture sociologique et politique, surtout s'il s'y ajoute la force de propagation collective d'une chanson (même mal connue dans ses détails et démenbrée), ses vertus d'entraînement. The day when the rain will come, officiellement interdit en Afrique du Sud, a joué son rôle de signe de reconnaissance et de stimulant dans le combat contre l'apartheid. Inversement, on jugera peut-être que le mélancolique O Richard, ô mon roi des émigrés de 1793 augurait mal de leur succès face aux fifres bondissants de leurs adversaires révolutionnaires. Aux Etats-Unis, dans les années de morale sourcilleuse de l'après-guerre, des associations familiales avaient entrepris de pourchasser les " subliminal messages " dissimulés, selon elles, dans les chansons rock (par exemple, la chaîne signifiante consituée par certaines syllabes articulées spécialement ou liées par la musique). Les compagnies de disques furent obligées de transiger avec ces nombreux et puissants clubs paranoïaques.

Du côté du droit civil, de la protection des auteurs notamment, la situation est plus paradoxale : c'est l'arrimage individuel par le droit moderne d'un genre particulièrement perméable au collectif, souvent irrigué par des courants folkloriques ou voué à des frontières flottantes par toutes les pratiques déjà évoquées du vaudeville, des timbres, de la contrefaçon.
Nous nous limiterons dans ce cadre à deux aspects, la question générale du plagiat en musique appliquée à la chanson, et celle, plus restreinte, de l'égalité codifiée des paroles et de la musique dans le même cas. Quant au statut de l'interprète, récemment fixé par la loi de 1985, c'est un point si chargé, et en telle évolution, qu'il mériterait à lui seul un autre article.
Posant la question " Y a-t-il des voleurs de notes ? ", en écho à l'étude de Michel Schneider Voleurs de mots, je m'étais entendu répondre de haut par un juriste que c'était un cas théorique, et que les musiciens " s'arrangeaient entre eux ". Ils s'arrangent, certes, de même que les emprunteurs de verbe, par respect, crainte ou sympathie. Mais la réponse aurait fait sourire les héritiers de l'auteur américain de la chanson Elle avait une jambe de bois, qui durent à sa citation par Stavinsky dans Petrouchka un copieux supplément de rente pendant toute la durée de la propriété posthume. Un parcours rapide des recueils Sirey-Dalloz et de la Revue Internationale de Droit d'Auteur donne, depuis la guerre, une vingtaine d'affaires représentatives ou problématiques pour la jurisprudence dans ce domaine, ce qui n'a aucune valeur statistique, mais un certain poids indicatif. Contrairement à la légende tenace du caractère récent de la protection de l'auteur, nous pourrions en citer aussi plusieurs au dix-neuvième siècle.

La pratique est qu'on puisse identifier un plagiat musical à partir de deux éléments identiques concomitants : le plus souvent la mélodie et le rythme, théoriquement aussi l'harmonie et le rythme, le rythme seul n'étant pas en principe appropriable, mais considéré comme fond public. Cette question de la part de l'harmonie dans la chanson renvoie au rôle de l'orchestrateur évoqué par François Rauber : il n'est pas reconnu auteur, bien qu'il puisse contribuer à " autoriser " un air en le remodelant impérieusement. Dans la jurisprudence française, l'exemple classique de cette tension entre substrat collectif et appropriation individuelle est le procès de Félix Boyer contre la SACEM, qui refusait d'inscrire au répertoire des œuvres protégées " sa " chanson Boire un petit coup c'est agréable. Le tribunal opposa à sa demande le caractère folklorique ancien de la chanson, venue du Canada sous l'habit verbal " Allons dans les bois ma mignonette ". Songeons aussi à la récente translation d'une lancinante Lambada de son auteur millionnaire au folklore d'Amérique du Sud. Mais les choses ne sont pas si simples, puisque la jurisprudence française reconnaît volontiers les droits du collecteur, de l'ethnomusicologue, au détriment de la collecitivité sur laquelle il a prélevé ses échantillons : celle-ci a l'inconvénient de mal entrer dans les moules de notre loi peronnaliste. Elle se heurte, désormais, à des législations étrangères plus vigilantes sur ces larcins, même bien intentionnés, comme celles du Brésil ou de l'Australie.
La délimitation et la surveillance de la propriété privée a pour revers la fixation orthodoxe de la figure du " libre " chansonnier puisqu'il lui faut, en pratique, pour toucher ses droits via la SACEM, être parrainé, montrer carte de visite, œuvre publiée ou enregistrée, voire se soumettre à un examen musical. Il lui fallait plutôt pour cette dernière condition, puisque la SACEM l'a remplacé par un contrôle plus souple, après des situations (la dictée musicale imposée à Georges Brassens) aussi embarrassantes pour les juges que pour l'impétrant.
En revanche, contrairement à une pression bien compréhensible des éditeurs, membres admis à la SACEM, contre la pratique des autres sociétés d'auteurs, la forme graphique n'est plus obligatoire en soi. Non sans des luttes longues et complexes dans les années de naissance du disque, l'équivalence entre les deux formes de fixation (graphique et sonore) a été globalement admise (Cour de Cassation 1908 et 1930, Cour d'Appel 1925).
Dans les affaires de plagiat, ou contrefaçon pour employer le terme juridique exact, la différence des paroles est quelquefois alléguée comme élément compensant la parenté musicale. Charles Trénet plaidait contre Thierry Le Luron (15 octobre 1985, Cour d'Appel de Paris, 1ère chambre), pour la parodie de Douce France en Douce transes. C'et le caractère parodique qui focalisait le débat. Mais on est surpris de lire dans le jugement :

Qu'il est sans importance que la partition musicale soit identique, dès lors que les textes excluent tout risque de confusion des deux œuvres considérées dans leur ensemble.

Négation exceptionnelle de l'essentielle mixité de la chanson. Dans una affaire de la même période, comparant la chanson française Pour toi de Loulou Gasté à sa probable imitation brésilienne Feelings, la Cour d'Appel traque l'identité des structures, les similitudes mélodiques, harmoniques et rythmiques, indépendemment de la différence des paroles, et conclut dans cette ligne à la " contrefaçon partielle " (le 19 novembre 1985, RIDA n°129, p.155).

Si j'ai pu parler au début de ce survol d'esquive et de malaise, ce n'est pas dans ce secteur précis d'intervention du droit sur la chanson. On remarquera au contraire le soin avec lequel les tribunaux appliquent en général le principe de l'indifférence au mérite dans la défense du droit d'auteur ; comme ils font appel à des experts, ainsi qu'ils en ont licence (trois experts dans la dernière affaire citée), pour s'assurer que même si le plagiat n'est pas immédiatement sensible à l'oreille, il y a identité de passage, de " pont " entre les deux thèmes, et un " pont " d'une facture inhabituelle, passant par la même modulation un peu rare. A quoi le défenseur oppose une ressemblance commune avec la sonate pour violon op. 121 de Schumann. Même au sein d'une France cramponnées à la hiérarchie des musiques, dans les balances de la justice, Pour toi et Feelings peuvent être traités avec le même soin qu'un quatuor de Beethoven.
De même, la " légèreté " de la chanson n'empêche pas d'y laisser tout son poids au droit moral, fleuron du droit français. " Mauvais genre " peut-être, mais droit plénier… Le 7 avril 1994 (RIDA n° 164), la Cour d'Appel de Paris reçoit la plainte de M. Badarou, auteur de la chanson Mambo, pour utilisation non autorisée de sont œuvre comme support publicitaire d'une émission de la chaîne de télévision M6 intitulée Play Boy. La Cour lui attribue 50 000 francs de dommages-intérêts pour la violation de son droit moral, et seulement 15 000 francs pour le préjudice matériel, les pourcentages qu'il n'avait pas touchés.

On peut s'étonner, en revanche, que dans les affaires évoquées précédemment, les indemnités soient affectées seulement à l'auteur de la musique : décision explicable, puisque les paroles étaient différentes, mais en contradiction avec le principe de la solidarité, le mariage indissoluble des paroles et de la musique scellé par le droit, dont nous allons, pour finir, retracer brièvement l'histoire.
En 1845-46, avant donc la création de la SACEM, mais conformément aux principes généraux des lois de 1791-1793, Auguste Colin, auteur des paroles d'une cantate de Félicien David, Le Désert, intentait une série de procès aux directeurs de salles qui avaient traité avec le musicien sans demander l'accord du parolier. A tel point que le maire de Versailles dut faire chanter la cantate en remplaçant les paroles par le nom des notes. Mais la plupart des tribunaux requis donnèrent raison à Colin. Dans ses premières années (1851-1856 surtout), la SACEM lutte pour imposer, y compris contre l'indifférence ou la générosité des paroliers eux-mêmes, l''ndissociabilité des composantes de l''euvre, et leur droit de copropriété, lors même que la composition serait éxécutée en partie et sans les paroles. Un arrêt de 1925 concernant Donizetti rappela ce principe.
A cet égard, l'on peut remarquer aussi que les tribunaux étaient en avance sur l'opinion courante, assez dédaigneuse du livret d'opéra notamment. Cette surveillance sourcilleuse (qui implique, attention, tout un équipement juridique, et beaucoup d'énergie pour la susciter) n'a pas peu contribué au déclin de genres comme le vaudeville (au sens musical du terme) ; il a dû se cantonner soit dans les airs du domaine public, perdant ainsi le bénéfice de l'actualité, soit dans le secteur étroit de la parodie humoristique, et sans garantie, même dans ce cas, devant les tribunaux (voir l'épisode Douce France). Sans exagérer le rôle du droit, on a là un exemple de son influence sur toute une réorientation de la production chansonnière hors de ses grands chemins d'antan.

In extremis : le premier procès pour la défense du droit d'auteur sur Internet en France, le 26 juillet 1996, porte sur la défense des chansons de Michel Sardou et Jacques Brel.

Annie Prassoloff