Carmen
Prosper Mérimée
Gallimard, Folio Junior - Edition Spéciale, 1992

Préface


Carmen et La Vénus d'Ille

Carmen, un nom en rouge et noir sur fond de musique, " Toréador, prends garde ", ou " L'amour est enfant de Bohême "…
C'est l'opéra de Georges Bizet qui l'a rendue célèbre en 1875, mais c'est Mérimée qui l'a fait connaître, dans une nouvelle assez longue, presque un petit roman, publié en 1845. Le fait divers d'origine, l'histoire d'un soldat détourné par une jeune gitane lui aurait été raconté en Espagne par Mme de Montijo, mère de la future impératrice Eugénie. La Carmen de Mérimée a " des bas de soie blancs avec plus d'un trou ", un jupon rouge très court, une gaieté d'enfant. Le premier repas qu'elle partage avec don José est fait de sucreries et de bonbons qu'elle cache dans un vase. Pourtant, Carmen est redoutable, comme la statue mystérieuse de la Vénus d'Ille.


Mérimée-Clara Gazul

En 1826 parut en librairie un volume de courtes pièces de théâtre (plutôt des nouvelles dialoguées), sous le titre du Théâtre de Clara Gazul, avec le portrait de l'auteur : une prétendue jeune dame espagnole, en mantille et robe décolletée, mais dont les yeux railleurs et le nez un peu carré évoquaient étrangement les traits du jeune Prosper Mérimée, alors âgé de vingt-cinq ans.
Moqueur, frondeur, d'opinions libérales, mais sachant que, sous le règne de Charles X, il fallait cacher ses sentiments, Clara Gazul alias Prosper Mérimée devient vite l'ami d'un autre ennemi des conventions, Stendhal. Comme l'auteur des Chroniques italiennes et de La Chartreuse de Parme, il admirait les actes énergiques et les cœurs passionnés qui tranchent sur la banalité de la société moderne. Mais, comme lui, il détestait les longues phrases à la Chateaubriand, et leur devise commune pourrait être : sentiments brûlants, mais phrase froide.
En même temps qu'il devenait un des meilleurs conteurs romantiques, Mérimée faisait très consciencieusement son travail d'inspecteur des monuments historiques à travers toute la France. Il a sauvé beaucoup d'églises ou de châteaux laissés à l'abandon ou dépecés par des marchands de pierre à bâtir.
Ce personnage de savant ou d'archéologue qui dans Lokis, Carmen ou La Vénus d'Ille parcourt les villes avec ses cahiers de notes, c'est Mérimée, en plus naïf, et il s'amuse parfois à mettre dans ses nouvelles les noms de savants qui l'ont critiqué, comme le Peyrehorade de La Vénus d'Ille.


L'inquiétante étrangeté : La Vénus d'Ille

La nouvelle ou le conte fantastique étaient un genre à la mode dans la période romantique. Les étudiants se réunissaient pour " boire du sang dans des crânes " (le sang était du punch et les crânes venaient des magasins de la faculté de médecine), on aimait les romans noirs du début du XIXe siècle, les histoires de fantômes, de vampires et de pures jeunes filles enfermées dans des châteaux isolés, comme dans Le Moine de Lewis.

Mais les nouvelles de Mérimée font peur, le plus souvent, d'une façon plus subtile.
Ses histoires commencent innocemment, comme La Vénus d'Ille. On accompagne un savant paisible, à qui il ne devait rien arriver de plus grave que trouver des punaises dans son lit, ou s'ennuyer à table chez des provinciaux. Puis Mérimée sème, comme des cailloux noirs, quelques indices bizarres. La statue de bronze découverte par M. de Peyrehorade a un singulier sourire. Le fiancé a une belle figure, mais " manquant d'expression " et " ne tournant que tout d'une pièce ". Et pourquoi la tante de la fiancée pleure-t-elle comme pour un deuil ? Le lecteur, d'autant plus inquiet que rien ne se passe, se sent comme sur une route déserte où va surgir un bolide.
Les évènements se précipitent avec les fêtes du mariage qui semblent déchaîner l'imagination de Mérimée. Dans une autre nouvelle, Lokis, un prince lithuanien demi-ours mange sa jeune épouse le soir de leurs noces. Mais elle aurait bien dû se méfier : il était un brin trop velu, montait aux arbres la nuit, et ses chiens de chasse tremblaient à son approche… Dans La Vénus d'Ille… n'en disons pas plus.
Mais les choses sont contées de telle façon qu'on ne saura jamais s'il y a vraiment un événement fantastique ou si les personnages ont mal interprété des faits explicables. Quand le petit-neveu d'un de ses amis demanda plus tard à Mérimée ce qui s'était vraiment passé ce soir-là, il répondit : " Ma foi, mon enfant, je n'en sais rien ".


Carmen : le chien et le loup
" Chien et loup ne font pas bon ménage "
(Carmen à don José)

La Carmen de l'opéra de Bizet est un être pur, une hors-la-loi qui obéit à sa propre loi sans concessions. Don José la sauve de la prison, elle l'aime. Puis, en bon gendarme, il préfère le clairon de sa caserne à la musique tzigane qu'elle improvise pour lui sur des assiettes cassées, elle le méprise, son heure est passée. Elle se tourne vers le toréador non seulement parce qu'il est vainqueur, et généreux (il épargne don José désarmé), mais parce qu'il a, comme elle, la capacité de n'obéir qu'à lui-même.

La Carmen de Mérimée est plus trouble, avec ses " yeux de loup " et son " rire de crocodile ". Voleuse, inconstante par caprice ou par intérêt, avec le milord anglais, qu'elle livre ensuite aux brigands, se déclarant soumise à son " rom ", son mari, puis l'attirant dans un piège. En 1984, à Paris, le metteur en scène Peter Brook a pu faire jouer et chanter Carmen par toirs personnalités très différentes, une espiègle, une diabolique, une tragique, toutes aussi vraisemblables.

Don José, lui, aurait été un homme d'ordre si le hasard ne l'avait pas détourné de sa route. Carmen est une gitane, une " fille d'Egypte " (on pensait que les tziganes étaient passés par là en venant de l'Inde). Lui vient d'une des régions les plus traditionnalistes d'Espagne, la Navarre, il se dit " noble " et " vieux chrétien ", il se sent perdu dans ce sud de l'Espagne plein de pièges. Mérimée est aussi un enquêteur, un ethnologue, il interrompt son histoire par des exposés sur les gitans, leur langue, leurs habitudes : il essaie de comprendre des comportements différents, comme la vendetta corse dans Colomba, sans les assimiler aux nôtres.
Quand on le voit joué à l'opéra par des ténors ventrus, particulièrement niais lorsqu'ils chantent son air " Parle-moi de ma mère ", on oublie que don José, comme Carmen, est encore très jeune. Ils se croiseront sans se comprendre, et la scène finale où ils s'affrontent n'est pas seulement une querelle d'amoureux, c'est le choc de deux mondes et de deux morales. Le " Non " de Carmen refusant cette fois de mentir et de simuler l'amour pour se sauver, ressemble au " Non " du Don Juan de Mozart refusant de se repentir et de se renier même devant les flammes de l'enfer. Carmen sait que don José la tuera, si elle le défie jusqu'au bout en lui jetant la bague de leurs amours passées. Il lui a même laissé le temps de s'enfuir, mais " elle ne voulait pas qu'on pût dire que je [don José] lui avait fait peur ". Don Juan, Carment sont prêts à toutes les ruses pour profiter de la vie. Mais vient un moment où leur amour de la liberté doit être proclamé, même au risque de perdre cette vie qu'ils ont aimée si ardemment.

Annie Prassoloff