L'auteur avant l'auteur
Communication au Colloque de Cerisy - Université de Caen, 5-9 octobre 1995, parue dans le volume d'Actes, L'Auteur, Presses Universitaires de Caen, 1996, p.165-170.
Lors d'un colloque à la Bibliothèque nationale organisé par
José-Luis Diaz dans le cadre de l'exposition "Génies en herbe " (3-5
mai 1993), nous nous demandions s'il existe quelque chose comme un baptème
juridique de l'écrivain, de l'auteur. Comment passe-t-on de l'état de " peintre
du dimanche " à celui de peintre tout court ? De musicien occasionnel à celui
de compositeur ? D' " écrivant ", ou d'épistolier, ou de " diariste " à celui
d'auteur ? Qui sont les passeurs, les parrains, les saitn Jean de cette opération
sans témoins, mais non sans publicité, qui, en cela, s'apparente plutôt à
la Résurrection, puisque, le plus souvent, ceux qui y assistent ne sauront
qu'après coup de quoi il retournait et pourront dire comme Marie-Madeleine
: " J'ai cru que c'était le jardinier " ?
Et pourtant, ce baptême a eu lieu, puisqu'a posteriori, et à moins
d'un sévère interdit testamentaire que des pressions morales et économiques
peuvent effriter, les écrits d'un " baptisé " deviennent rétrospectivement
des œuvres, tendent à s'intégrer dans le monument des " œuvres complètes ".
On naît peut-être auteur, mais, en tous cas, on le devient.
Mais est-ce un statut professionnel ? Une charge, en termes d'Ancien Régime
? Lully transmet à son fils son privilège pour le genre opéra, son monopole
sur la représentation et l'édition des œuvres lyriques, accordé par le roi
" pour en jouir sa vie durant, et après Luy celuy de ses enfants qui sera
pourveu et receu en survivance de la dite charge de Sur-Intendant de la musique
de nostre chambre ".
Cette substitution que la capacité ne semble pas avoir rejointe dans ce cas
génère une guerre de succession entre la veuve et les enfants de Lully, compliquée
d'une guerre " étrangère " avec la dynastie éditoriale des Ballard, plus ancienne,
plus solide et étayée d'un capital plus palpable. Abus peut-être dans ce cas,
mais qui conduit à réfléchir, par delà l'indignation démocratique et méritocratique,
à l'existence d'un effet de lignée dans l'art : " Et pourtant, ceux-là
qui depuis longtemps ne sont plus, ils sont en nous comme un tendance, un
poids sur notre destin, un comportement qui remonte à la nuit des temps "
écrit Rilke à Franz Kappus.
Cet effet est patent dans les arts qui comportent une part visible et admise
d'apprentissage manuel : la peinture - les Breughel, les Lippi - , la sculpture,
et l'association des deux, telles les œuvres-installations d'Ernest Pignon-Ernest,
fils du peintre Ernest Pignon, qui a joliment inscrit cette chance, cette
charge, cet héritage dans sa signature d'artiste. Et la musique, de nouveau.
Les charges d'organiste, de maître de chapelle, les fonctions pédagogiques
tendaient à se communiquer de père en fils, ou de beau-père en gendre : l'incasable
fille de Buxtehude fut évitée successivement par Haendel, puis par Bach, avant
d'être livrée à Schiefferdecker, avec l'orgue de Lübeck. Malgré les obstacles
multiples imposés à l'activité sociale féminine, ces héritages virtuels sont
aussi recueillis par des femmes, comme Elizabeth Jacquet de la Guerre, et
il est probable qu'une historiographie un peu corrigée de la naïve misogynie
passée fera apparaître d'autres figures que des Ariane autosacrifiées façon
Mademoiselle de Sainte-Colombe.
En vertu d'une incitation juridique, donc, et non seulement
psychologique ou sociale, François Couperin " le grand " est programmé interprète-compositeur,
comme neveu de Louis Couperin presqu'aussi grand, qui sortit la famille de
sa boutique briarde en gratifiant d'une aubade convaincante Jacques Champion
de Chambonnières, petit seigneur du lieu et grand claveciniste. Improvisateur
sur orgue, claviers, viole, fabricant d'exemples pédagogiques, qui fleuriront
en pièces et en " ordres " pour clavecin, longtemps après que l'on ait conservé
à cet orphelin de onze ans " la place d'organiste de Saint-Gervais que Messieurs
les Marguilliers lui accordèrent lors du décès de son père à condition de
se faire instruire "… Et à charge pour la Muse d'inspirer l'héritier, et de
le doter aussi de cette force d'arrachement aux modèles qui fait le monstre,
le centaure, le successeur insoumis de Léopold Mozart chez l'archevêque de
Salzbourg.
En littérature, l'effet de lignée n'est pas aussi absent que tendrait à le
montrer une philosophie " romantique " de l'inspiration et de la rupture :
témoin (sans prendre parti sur la qualité esthétique) l'engendrement de Paul
Pavlovsky en écrivain par le pseudonyme d'Emile Ajar émané de son oncle Gary,
et, dans les fabriques du théâtre, les Dumas fils, ou les Crébillon père,
puisque dans ce cas, et dans l'après-coup, notre lecture est revenue du fils
au père, " un peu comme en nous le sang de nos ancêtres court sans cesse et
se fond avec le nôtre pour produire un composé unique qui ne se répètera jamais,
ce que nous sommes à chaque tournant de notre vie ".
Viennent la Révolution, Le Chapelier, l'interdiction des corporations, dont
les effets ont été étudiés pour les arts plastiques (par exemple par Gérard
Monnier) plus que pour les arts du son et de l'écrit. Tous les arts sont alors
portés vers un argumentaire " travailliste ", au moins sur le terrain de la
défense du droit d'auteur, vers la notion de métier ou d'emploi, même s'il
s'agit, pour Valéry, de " métiers délirants ". Michèle Vessillier-Ressi intitulait
en 1982 son étude sur le statut juridique, économique et fiscal des écrivains
Le Métier d'auteur. Mais on le cherchera en vain dans la nomenclature
des professions de l'Agence Nationale pour l'Emploi : pas d'écrivain
après écriqueur (dans la fonderie), pas d'auteur avant autoclaviste
des industries de la conserve. Si les gens de lettres ont acquis depuis
quelques décennies l'accès à des formes d'assurance-maladie, à des caisses
de retraite censées éloigner le fantômede l'hopital de Gilbert ou de Malfilâtre,
ils n'ont pas accès, à la différence des comédiens, et à moins d'avoir, comme
les journalistes, un statut mixte d'auteur et de salarié, à des indemnités
pour cessation d'activité : on peut être écrivain en panne, non écrivain au
chômage.
Allons aux dictionnaires de droit, par exemple le Dalloz de 1996 : l'écrivain
- l'auteur, l'homme de lettres - n'y sautent pas aux yeux. Se cacheraient-ils
parmi les professions interdites " immorales ou contraires à l'ordre public,
telles celles qui se rattachent à la prostitution ou au traffic de stupéfiants
" ? Ne seraient-ils pas concernés, par hasard, par les " interdictions résultant
du monopole des tabacs et allumettes, de celui des communications postales,
téléphoniques ou télégraphiques " ? Enfin, les voici, ombres furtives, en
bout de phrase, parmi les " travailleurs indépendants, exerçant des professions
libérales : judiciaires, médicales (…) experts et conseillers divers (…),
écrivains, artistes et enseignants libres ". Pour tenir cette place, l'écrivain
reçoit donc, plutôt qu'un baptême solennel, une série d'onctions partielles
et sans gloires, fiscales (déduction de frais professionnels, tarif de prélèvement
spécifique), administratives.
Pas de diplôme obligatoire : il faut un certificat d'aptitude
pour coiffer, pas pour écrire sur nos fins dernières. Pas de numerus clausus
comme il en existe pour les boulangers ou les menuisiers, comme on en maintint
jusqu'en 1881, de fait, pour les brevets d'imprimeurs-éditeurs. Dans Le
perroquet de Flaubert, Julian Barnes proposait des quotas pour les romans
sur Oxford ou Cambridge (interdiction pendant vingt ans, dix ans pour les
autres universités), un moratoire sur les sagas situées en Amérique latine
ou les drames d'amour ayant pour cadre une conserverie. A la saison des prix
littéraires, on se prend à rêver comme lui d'une production de romans soumise
à autorisation administrative préalable, tels " le commerce d'armes, la tenue
d'établissement de jeux ou l'élevage d'huîtres ".
Mais ce rêve du critique (toujours selon Barnes), ni les Académies, libres
puis contrôlées, des dix-septième et dix-huitième siècles, ni les sociétés
d'auteurs qui l'auraient bien assumé au dix-neuvième siècle, aucun ordre enfin
n'a eu l'autorité pour l'imposer, et voici une autre différence par rapport
aux professions libérales comme la médecine ou l'architecture. Couperin et
ses confrères remportèrent par deux fois (1695 et 1705) des vistoires juridiques
contre la tutelle corporative des Menestriers et jongleurs. Le fantôme du
corporatisme a bien tenté un retour, sous un habillage Troisième République,
avec la dictée musicale imposée un moment par la SACEM pour l'adhésion des
compositeurs. L'épreuve a dû être abandonnée, de crainte d'échecs aussi embarrassants
pour les juges que pour les candidats.
* * *
Les passeurs et les parrains ? Tous et toutes, et personne.
Les critiques, dont l'énoncé modèle pourrait être la lettre de Latouche à
Aurore Dudevant : " Oubliez les niaiseries que je vous ai dites hier sur le
commencement de votre livre, votre livre est un chef-d'œuvre ". L'éditeur
? Oui et non. En préface à l'article de Monique Nermer sur ce sujet, nous
pouvons ajouter une touche négative à cette esquisse d'identification de la
ligne de passage imaginaire, mais efficiente, de cette plaque équatoriale
de la cellule-individu à ce je-ne-sais-quoi qui se délimite dans les contrats
d'édition par la formule " appelé l'auteur ".
En droit français et dans bon nombre de pays adhérents à l'une ou l'autre
des deux grandes Conventions internationales sur le droit d'auteur, on peut
être légalement auteur sans " œuvre écrite ". Auteur oral, et pas seulement
des temps anciens, à la façon de Socrate, de Jésus, de Mahomet ou autres messies
moins suivis, mais à la manière " moderne ", celle de Saussure, de Lacan,
d'Alain. Ayant écrit, mais si peu et dans des conditions professionnelles
et des genres (articles érudits, notes de cours ou thèse de médecine) qui
n'auraient sans doute pas assuré à eux seuls le passage de la ligne. Même
sous l'angle limité du juridique, sans entrer dans l'éthique ou la métaphysique
de la chose, leur constitution en auteur, incontestée, est le fruit d'opérations
mentales et matérielles diverses, où se combinent le souvenir, l'héritage
et la transmission (par les notes d'étudiants - Saussure -, les relevés autorisés
du gendre et héritier - Lacan -), et l'approbation de la divulgation par les
sujets de droits, la personne puis ses héritiers.
A s'en tenir au critère de l'édition du vivant de l'auteur, Bach n'aurait écrit qu'une poignée de cantates (contre les plus de deux cents recensées), neuf recueils contre le presque miller d'opus actuellement marqués du " label " BWW. Van Gogh, qui n'a pas vendu un tableau, sauf à son frère, serait un peintre du dimanche. Saint-Simon, un duc grincheux, un conseiller sans Prince. Dans la fabrication de l'auteur, le destin posthume de l'œuvre joue autant que la transcroissance biographique en cygne du vilain petit canard, ce destin posthume qui est aux mains des publics, des éditeurs, des marchands d'art, des maisons de disques, du hasard et du Temps. Nous touchons au territoire de l'article suivant.
Annie Prassoloff