L'appropriation de l'oral

Cahier Textuel, n° 7, Octobre 1990, Danielle Hébrard et Annie Prassoloff éd.

Texte de présentation de l'ouvrage

Le 11 décembre 1985, une décision de justice interdisait la diffusion de sténotypies des séminaires de Lacan. Sous forme d'abord d'une Table ronde tenue à la Salle Jean Renoir de la BIP le 22 avril 1986, un groupe de chercheurs venus, comme on le verra, d'horizons fort divers, mais réunis par une commune interrogation sur le texte et ses marges, a tenté de reprendre la question de l'appropriation de l'oral à la fois du point de vue historique et technique, et au grand angle de la vieille querelle de préséance de l'oral et de l'écrit, querelle dont Jacques Derrida a largement éclairé les termes. Querelle qui tourmente les cultures, les philisophies et les religions, surtout quand leur fondateur est, comme il arrive souvent, quelqu'un qui n'écrit pas.

La question d'actualité dont nous sommes partis est présentée par Danielle Hébrard : nous n'entendrons donc ici qu'une des parties en cause. Jacques-Alain Miller a soutenu son point de vue dans Entretiens sur le Séminaire et autres textes. Aussi bien le lecteur, pensons-nous, ne trouvera pas dans ces pages une ultime plaidoirie, mais une présentation des enjeux.

Avec le second article, nous remonterons à la période d'élaboration jurisprudentielle pour cette question en France, la Monarchie de Juillet. La seule traduction française du texte de Kant sur la contrefaçon des livres que nous reproduisons ensuite date à peu près de la même période.

Dans une communication dont l'auteur a souhaité différer la transcription in extenso, Patrice Loraux était parti de cet article et de celui de Fichte sur le même sujet publié en 1791 (récemment traduit dans la revue Philisophie), pour interroger, comme il l'a déjà fait pour Marx et Platon, le devenir-texte de la philosophie. Examinant la fabrication d'un " livre de Husserl " à partir d'une sténographie très personnelle, au plus près du discours intérieur, " déployée " ensuite par les élèves (Landgrebe, Heidegger, etc.) et autorisée par la maître, il y voyait le livre conduit à sa définition limite, à l'intérieur de la logique fixée par Kant. L'auteur n'y est proprement plus que celui qui a l'autorité de faire parler un autre à sa place. Cet autre (Lendgrebe pour le traité posthume Expérience et Jugement) n'ayant pas pour mission de reconstituer archéologiquement dans tous ses mouvements spontanés un équivalent de la sténographie première qui, elle, enregistre une sorte d'archioral antérieur à l'oral prononcé. Mais de retrouver, à travers cette trace, ainsi qu'à travers le souvenir des leçons et le savoir philisophique acquis dans un groupe, la " voix phénoménologique qui, étant sans matière, est toujours la même ". A la différence (peut-être) de Jacques Lacan, Husserl abandonnait à ses transcripteurs le choix des particularités formelles, et pouvait ainsi donner son imprimatur à sa réalisation dans la langue assez terne de la fin du XIXe siècle aussi bien qu'à son effectuation par Heidegger dans sa langue inspirée de la Grèce antique. Remarquons au passage que cette pratique de la transcription polymorphe, sans être étrangère à la philosophie d'ensemble de notre législation sur le droit d'auteur, heurte directement la règle qui veut que seule la forme y soit appropriable.

Jean-Marie Durand et Dominique Charpin, qui travaillent à accroître notre connaissance des premières civilisations de l'écriture, ont donné à ce débat par trop européen la profondeur de champ historique et géographique en rassemblant quelques propositions sur les fonctions respectives de l'écrit et de l'oral au Proche-Orient ancien, et la place d'instances autres - le geste, le rituel -, que le duel-duo de la parole et de l'écriture risquaient de nous faire oublier. Enfin, Laurent Duvillier, responsable administratif de la Société des Gens de Lettres (devenue, sous son impulsion, Société des Auteurs Multimédias), avait bien voulu, dans la discussion, nous faire bénéficier de son savoir sur le statut actuel de l'oral et l'esprit du droit d'auteur contemporain : seule sa modestie a empêché la transcription de ces utiles mises au point…

Grands espaces pour notre réflexion, grands sauts, donc grandes absences, il est à peine besoin de le dire. Conséquence, grande prudence dans nos éventuelles conclusions.

L'aborigène et le copyright… Un article de Robin A. Bell, dans le Droit d'auteur de septembre 1985, commente la décision du ministre de la Justice d'Australie : les objets travaillés des communautés dites " sauvages " seraient protégées par le droit d'auteur, alors que les œuvres sans support matériel, danse, chant, récit, musique, tomberaient dans le domaine public. Gêné par les objections - car ces danses sont aussi des moments de culte et des moyens de règlement politique - , le ministre a décidé de créer une commission interethnique. On rêve à cette rencontre, dans ce lieu irréel où rien ne s'emboîte, ni le statut de l'art, ni le rapport de l'individu à la communauté, ni les frontières entre l'art et la politique… Mais nous n'avons fait que des allusions à ce vaste domaine et aux questions de transcription qui occupent les ethnologues et les folkloristes. Autre absence : le domaine de la musique. Je me bornerai à signaler sa situation juridique et économique assez paradoxale en France. Le droit d'auteur en musique est resté entre les mains de l'éditeur graphique, qui a pu bénéficier de la cession complète des droits alors même que la pratique tendait à se restreindre pour l'édition littéraire. Au point qu'il a fallu inventer un mode d'édition de la musique concrète ou électronique, pour la faire entrer dans le dispositif admis. Et pourtant, l'exemple du Miserere d'Allegri, qu'il était interdit de reproduire sous peine d'excommunication, atteste l'antériorité du droit exclusif sur la trace graphique…

Un bref rappel juridique. D'après Victor Hazan, la littérature talmudique stigmatisa déjà au Ier siècle avant Jésus-Christ un " vol de prophétie " transférée du marché haut au marché bas de Jérusalem (cas de conflit entre le droit d'auteur et le droit à l'information ?), et Jérémie condamne le prophète qui vole ses paroles, cependant qu'une loi talmudique de 70 avant Jésus-Christ interdit de " rapporter les paroles d'un autre en son nom propre ". Le Talmud n'étant lui-même, on le sait, qu'une fixation écrite tardive du IIIème siècle.

Actuellement, la Convention internationale de Berne, depuis sa révision à Rome en 1928 accorde une protection à l'auteur d'une œuvre orale, avec des dérogations possibles " aux fins d'enseignement, d'étude et de recherche ". Un grand nombre de législations nationales les protègent sans conditions. C'est le cas de la loi française de 1957.

Article Premier. L'auteur d'une œuvre de l'esprit jouit sur cette œuvre, du seul fait de sa création, d'un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous…

Article 3. Sont considérés notamment comme œuvre de l'esprit, au sens de la présente loi : les livres, brochures et autres écrits littéraires, artistiques et scientifiques ; les conférences, allocutions, sermons et plaidoiries, et autres œuvres de même nature.

La loi reprend les termes de la loi Jean Zay de 1938 : la reconnaissance formelle de ces droits y figurait sur les instances du Comité international de la Parole, association de fervents de l'oral qui tint congrès en 1931, 1935 et 1937. D'autres législations imposent la condition d'une trace écrite. Ce sont les droits de type anglo-saxon, comme la loi fédérale américaine, qui exige un copyright claim pour les œuvres orales. Encore cette opposition tend-elle à s'assouplir depuis 1970, si l'on en croit le bilan de Kent Dunlap dans le Bulletin of the Copyright Society (vol. 20, 1973). Des jurisprudences récentes (affaires des héritiers Hemingway c/Hotchner, et affaire Harris c/Miller) reconnaissent des productions orales sans trace directe - émissions de radio dans script, interviews et conversations d'écrivains…

De la conjonction des deux empires de l'écrit (ou supposés tels), le droit moderne et la littérature, on pourrait craindre, avec une touche de nostalgie populiste, qu'elle n'écrase l'oral et les valeurs de spontanéité, l'aura communautaire et créative qui l'accompagnent, tout cet agrégat que le sémioticien Per-Aage Brandt appelle cet " impossible oral fêté par les métaphysiques ". Cet oral idéalisé par Richard Wagner comme " le véritable paradis de la fertilité de l'esprit humain ", stérilisé, dit-il, plus tard par l'imprimerie et surtout par les journaux (Beethoven, traduction française, Aubier, 1948, p. 201). On voit que le simple rappel juridique apporte déjà des correctifs à cette vision dramatisée.

Danielle Hébrard évoque, dans son article, la diffusion d'une conférence filmée de Jacques Lacan, proposée par annonce de presse au moment où l'on interdisait le travail polyphonique de stécriture. Voix, geste, texte et trace, tout y était réuni. Le droit des œuvres orales va-t-il en être bouleversé ? Pas de Macluhanisme hâtif. Comme les textes rassemblés ici souhaitent le faire sentir, l'édifice de l'appropriation des œuvres orales se fonde dans nos cultures sur un ensemble de valeurs et de croyances parfois contradictoires (mythification de la parole et préjugé de la trace, singularité de la personne et incarnation posthume dans l'institution familiale…). Contradictoires, mais trop imbriquées pour céder à un simple glissement de terrain technique.

Annie Prassoloff